• Cuba : des faits réels pour éclairer le président et la presse (Counterpunch)

    Saul LANDAU, Nelson P. VALDES

    "No hay peor ciego que el que no quiere ver"

    Proverbe espagnol

    (Il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir)

    Le 13 mai, Les journaux de Miami et Les journaux télévisés auraient du titrer : "Obama s’est ridiculisé". Les grands titres auraient voulu parler de cette déclaration : "Je serais heureux qu’un réel changement s’opère à Cuba".

    Quelles sont les conditions d’Obama ? "Pour que nous puissions avoir avec Cuba la même relation qu’avec d’autres pays, il faudrait que nous constations des changements significatifs de la part du gouvernement cubain et nous n’avons rien constaté de la sorte."

    Un journal intelligent aurait pu titrer : "Obama est devenu aveugle -Il ne voit pas le changement qui lui crève les yeux !"

    Si Granma (quotidien du PC cubain) avait le sens de l’humour, son éditorial aurait commencé ainsi : "Président Obama veut dire ’Un changement dans lequel nous pouvons croire’, il ne parle pas d’un changement dans lequel les leaders de Cuba croient."

    En réalité les changements à Cuba se sont accumulés rapidement au cours des derniers mois mais apparemment Obama a sa propre interprétation du mot "insignifiant". Ou peut-être que ses conseillers ne lui ont pas dit que Cuba avait libéré tous les prisonniers "politiques" qui avaient été arrêté en 2003 ainsi que quelques autres.

    "Nous ne pouvons pas passer sur le fait qu’il y a toujours des prisonniers politiques qui auraient du être libérés il y a longtemps et qui d’ailleurs n’auraient jamais du être arrêtés" a dit Obama. (Univision, 13 mai 2011)

    Est-ce qu’il ignorait ce que la secrétaire d’état avait dit ? "Libérez ces prisonniers politiques. Acceptez donc d’ouvrir l’économie et de lever une partie des restrictions oppressives imposées au peuple de Cuba. Et je pense qu’ils verraient qu’il y a une opportunité qui pourrait peut-être être exploitée. Mais ça c’est pour l’avenir, qu’ils décident ou non de procéder à ces changements." (13 janvier 2009, Senate Confirmation hearings)

    Personne n’a-t-il dont dit au président que les USA ont maintenant plus de prisonniers politiques à Cuba que le gouvernement cubain ? N’a-t-il pas entendu le gouvernement espagnol dire qu’il refusait d’accueillir neuf des 46 Cubains prisonniers restants parce qu’ils avaient commis des actes de terrorisme ?

    Le président n’a pas semblé se rappeler non plus qu’il s’était engagé peu après son investiture à fermer la prison de Guantanamo où les prisonniers politiques -en plus grand nombre que ceux détenus par Cuba - n’ont même pas pu bénéficier des droits basiques de la Magna Carta*. Les prisonniers cubains ont tous eu connaissance des accusations portées contre eux, ils ont eu des avocats et des procès. Personne à Guantanamo ne peut en dire autant.

    Obama a aussi passé sous silence les grands changements économiques. "Le système économique là-bas est encore bien trop fermé." a-t-il dit à Univision.

    Ses conseillers ont du s’endormir encore et oublié de lui dire que rien qu’en ce qui concerne l’agriculture, le gouvernement cubain a réduit drastiquement le nombre de fermes d’états et a en même temps augmenté le nombre de sociétés privées ainsi que le nombre d’hectares que les fermiers individuels peuvent contrôler. A ce jour l’état a transféré 63% des terres en friche au secteur privé. A la mi-mai, les fermiers individuels et les coopératives ont reçu 1 191 000 hectares. Et les fermiers privés peuvent désormais employer autant d’ouvriers agricoles qu’ils en ont les moyens - ce qui est interdit depuis 1963.

    L’état a aussi multiplié par dix le prix auquel les fermiers peuvent vendre le boeuf et trois fois le prix du lait. De plus les fermiers peuvent maintenant vendre plus facilement aux consommateurs.

    L’état a maintenu le contrôle des prix sur 21 produits agricoles ; tout le reste suit la loi de l’offre et de la demande. L’accès au crédit bancaire a été facilité pour les fermiers ; et les taux ont baissé.

    Oh, les gens pourront peut-être bientôt acheter et vendre des voitures et des maisons et créer des entreprises dans beaucoup de secteurs.

    Obama, cependant, fait une fixation sur Fidel. "Si vous y réfléchissez, (Fidel) Castro est arrivé au pouvoir avant ma naissance - il est encore là et il maintient toujours le même système alors que le reste du monde sait très bien que ce système ne marche pas," a dit Obama.

    Fidel a quitté le pouvoir en 2006 comme nous le savons tous et ironiquement Cuba possède le seul système qui peut encore prétendre ressembler quelque peu au socialisme à l’ancienne - malgré plus de 50 ans de guerre économique menée contre lui par Washington.

    Il est intéressant de constater que Obama qui déclare que le système cubain est un échec, ne mentionne pas la récession étasunienne, ni le chômage à deux chiffres dont souffrent plusieurs états, ni les millions de sans abris et d’affamés, ni tous ceux qui sont menacés de saisie ou de chômage. De fait, cela fait deux siècles que le système étasunien s’effondre régulièrement et dans le meilleur système possible des millions de sans abris regardent de tous leurs yeux des maisons et des appartements vides et des personnes sous-alimentées cohabitent avec des millionnaires. Et ce système qui fonctionne si bien n’a pas -comme Cuba- le terrible handicap d’être étranglé économiquement sous la botte de la plus grande économie mondiale.

    Est-ce que les paroles frivoles d’Obama ne sont pas tout simplement celles que les électeurs veulent entendre et qu’il lui faut prononcer en période électorale dans ce système parfait ? Après tout, il ne reste qu’un an et demi avant la prochaine élection présidentielle et le "vote des Cubains de Miami" compte.

    Saul Landau, Nelson Valdés

    Le dernier film de Saul Landau est WILL THE REAL TERRORIST PLEASE STAND UP (CINEMA LIBRE STUDIO – distributor). Nelson Valdés est Professor Emeritus, Univ. de New Mexico.

    Pour consulter l’original : http://www.counterpunch.org/landau0...

    Traduction : D. Muselet pour LGS

    (*) La Magna Carta Libertatum ou Grande Charte est une charte de 63 articles arrachée par le baronnage anglais au roi Jean sans Terre le 15 juin 1215 après une courte guerre civile notamment marquée par la prise de Londres, le 17 mai, par les rebelles.

    Cette charte a été rédigée en 1215, sur le sol français, dans l’abbaye cistercienne de Pontigny par des Anglais émigrés, en révolte contre leur roi, Jean sans Terre. Cette « Grande Charte des libertés d’Angleterre » affirme le droit à la liberté individuelle.

    Ce texte limite l’arbitraire royal et établit en droit l’habeas corpus qui empêche, entre autres, l’emprisonnement arbitraire. Il garantit les droits féodaux, les libertés des villes contre l’arbitraire royal et institue le contrôle de l’impôt par le Grand Conseil du Royaume.


    URL de cet article 13839
    http://www.legrandsoir.info/Cuba-des-faits-reels-pour-eclairer-le-president-et-la-presse-Counterpunch.html

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  • Sous l’aile protectrice du porte-avions USS George H.W. Bush
    Sarkozy et Cameron préparent le débarquement en Libye




    Manlio Dinucci

    Traduit par  Fausto Giudice

    Au terme du sommet du G8 de Deauville, Sarkozy a annoncé qu’il se rendrait à Benghazi avec le Premier ministre britannique Cameron, vu que “nous avons les mêmes idées”. Une essentiellement : “Aucune médiation n’est possible avec Kadhafi ”. Obama a exprimé la même idée : “Nous ne mollirons pas tant que le peuple libyen ne sera pas protégé et l’ombre de la tyrannie disparue”. Bref, ils s’apprêtent à occuper la Libye.

    Et tandis que le G8 demande à Tripoli “la cessation immédiate de l’usage de la force”, l’OTAN intensifie ses incursions aériennes qui, en moins de huit semaines, ont dépassé les 8 500. Elles partent pour la plupart des bases du sud de l’Italie, approvisionnées par les autres. Pise est continuellement survolée par des C-130J et d’autres avions cargos qui, depuis l’aéroport militaire acheminent vers les bases méridionales les bombes et les missiles de la base US de Camp Darby (préfigurant ainsi l’entrée en fonction de la plaque tournante aérienne nationale, par laquelle transiteront tous les militaires et tous les matériels destinés aux les théâtres d’opération). L’entrée en action d’ hélicoptères français Tigre, probablement flanqués d’Apache britanniques, confirme que les attaques aériennes préparent le débarquement.

     

    Fait encore plus significatif : l’arrivée en Méditerranée d’un imposant groupe naval d’attaque, guidé par porte-avions nucléaire le plus puissant et moderne de la classe Nimitz, baptisé USS George H.W. Bush, en l’honneur du président qui mena en 1991 dans le Golfe la première guerre de l’après-guerre froide (on en est aujourd’hui à la cinquième). De 333 mètres de long et 40 de large,  il transporte 6 000 hommes, 56 avions (qui peuvent décoller à 20 secondes d’intervalle) et 15 hélicoptères, et il est doté des systèmes les plus sophistiqués de guerre électronique. C’est donc une grande base militaire mobile. Et en même temps une centrale nucléaire mobile : il a deux réacteurs à eau pressurisée PWR A4W/A1G, dont la vapeur actionne les turbines des quatre hélices. Une centrale nucléaire qui, alors qu’elle a à son bord des réacteurs plus dangereux que ceux de Fukushima, entrera dans la baie de Naples et dans d’autres ports.

    Le porte-avions George H.W. Bush est flanqué d’un groupe de combat naval formé des destroyers contre-torpilleurs et lance-missiles USS Truxtun et USS Mitscher, des croiseurs lance-missiles USS Gettysburg et USS Anzio et de huit escadrilles aériennes. Ce groupe va renforcer la VIème Flotte dont le commandement est à Naples, rejoignant d’autres unités, parmi lesquelles les sous-marins nucléaires Providence, Florida et Scranton. La VIème Flotte est aussi renforcée par l’un des plus puissants groupes d’attaque amphibie, conduit par l’USS Bataan, qui à lui seul peut débarquer 2 000 Marines, doté d’hélicoptères et d’avions à décollage vertical, d’artillerie et de tanks. Ce navire est flanqué de deux autres navires d’attaque amphibie, l’USS Mesa Verde et le l’USS Whidbey Island, qui a effectué du 13 au 18 mai une visite à Tarante, dans les Pouilles. Il a à son bord quatre énormes véhicules hovercraft de débarquement qui, avec un rayon d’action de 300 miles, peuvent transporter rapidement jusque sur la côte 200 hommes à la fois, sans que le navire soit en vue depuis la côte. Tout est prêt, donc, pour le débarquement “humanitaire” en Libye. Aux Européens l’honneur de débarquer les premiers, sous l’aile protectrice du porte-avions Bush.





    Merci à Tlaxcala
    Source: http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20110528/manip2pg/09/manip2pz/303960/
    Date de parution de l'article original: 28/05/2011
    URL de cette page: http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=4900


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  • Lettre anonyme d’un détenu de la prison de la Santé sur les conditions de détention et sur la prison en général - mars/avril 2011

    Comme un chien enragé

    Anonyme (première parution : avril 2011)

    Formats : (HTML) (PDF,3.3 Mo) (PDF,3.2 Mo) (web)

    Version papier disponible chez : Infokiosque fantôme (Partout)

     

    Pour écrire un texte comme celui-ci, je suis bien obligé de partir de ma propre expérience, de partir du particulier pour discuter de l’universel. Je suis actuellement incarcéré en détention préventive à la prison de la Santé, à Paris. J’espère ici réussir à donner un bon aperçu de cette vie de chien, une plongée en apnée dans l’univers carcéral. Je suis pour la destruction totale de tous les lieux d’enfermement quels qu’ils soient, et avant mon incarcération, je participais déjà aux luttes anticarcérales et avais donc développé un certain intérêt pour la condition du prisonnier, et pourtant la prison telle que je la vis aujourd’hui est assez éloignée de la façon dont je pouvais me la représenter concrètement vue de l’extérieur.

    Ce texte tend donc à s’inscrire dans la modeste perspective de faire visiter cette taule, sans compromis et à titre de contre-information, à tous ceux que cela intéresse, mais surtout pour tous ceux qui luttent contre la taule et pour qui, une meilleure connaissance de ce qu’est réellement la prison ne pourra qu’aider à mieux la combattre et à comprendre les mécanismes qui s’y jouent. Ce texte est donc basé sur mon expérience personnelle ainsi que sur des témoignages et informations recueillies auprès d’autres détenus à la maison d’arrêt de la Santé, qui n’est qu’une taule comme une autre. Il s’adresse à tous ceux, forcément révolutionnaires, qui souhaitent la destruction de tous les lieux d’enfermement, mais aussi aux proches de détenus et aux détenus eux-mêmes.

     


    Ça pue, ça s’effrite, ça tombe, ça s’écroule, ça fuit, ça suinte. Ils sont fiers de leur prison. Elle a presque 150 ans et la moitié de ses bâtiments se sont déjà effondrés, ou sont en tout cas fermés en prévision d’une rénovation d’ampleur. Il reste le Bloc A et ses quatre étages. Au rez-de-chaussée, les détenus considérés comme calmes et sans problèmes, trois détenus par cellule de 9m². Au premier étage des cellules de 9m² où sont parqués quatre détenus par cellule, parfois sur un matelas improvisé au sol.

    Il y a une salle de douche infestée de champignons, de cafards et de déchets qui s’entassent, on y attrape facilement hépatites et autres maladies. A l’intérieur, 4 douches mal séparées pour la cinquantaine de détenus de l’étage, dont une totalement ouverte, pour bien marquer le fait qu’il y a une hiérarchie entre les détenus, et que c’est les détenus eux-mêmes qui la mettent en place. Selon les matons, c’est l’étage où sont parqués les détenus les plus indisciplinés. Le troisième, c’est à peu près la même chose en plus calme (soi disant), et à trois par cellules (ça aide), pour l’instant en tout cas.

    Le deuxième étage est lui, réservé aux détenus travailleurs, réputés plus calmes, car souvent portés sur leur réinsertion et la carotte des remises de peine. Une partie travaille pour le service général (activité liée à l’entretien et au fonctionnement de la prison), une autre pour la régie industrielle des établissements pénitentiaires qui fabrique des pièces destinées à l’administration elle-même. Mais la plus grande partie de ces forçats travaille pour le compte d’entreprises extérieures privées (façonnages, conditionnements, montages, assemblages, petits usinages), qui se gardent toujours de s’en vanter sur leurs sites internet et leurs catalogues.

    Les détenus n’ont généralement aucun moyen de savoir pour quelle boîte ils travaillent. A la Santé, on travaille généralement pour Paris Façonnage, Lacoste, Dior, et d’autres, souvent des marques de luxe, selon les périodes. Dans d’autre prisons en France, on peut travailler pour Bouygues, EADS, EDF, Givenchy, Bic, L’Oréal, Orange, 3M, Yves Rocher, Renault, Haribo, etc.
    Cependant, il n’y a pas de contrat de travail en prison puisque c’est interdit par le code pénal. Ce qui veut dire pas de SMIC, pas de congés payés, pas de droit syndical, pas d’arrêt maladie. L’inspection du travail n’a pas le droit de se rendre inopinément en prison : elle doit être invitée par l’AP (administration pénitentiaire), autant dire jamais.

    Les conditions de travail sont donc difficiles et les machines sont souvent vieilles, défectueuses et très dangereuses. Le travailleur pour les entreprises extérieures est généralement payé à la pièce, et ce sont les boîtes en question qui fixent les cadences horaires. En gros et en moyenne, le « salaire » va de 200 à 300€ cantinables par mois (desquels est parfois prélevée une certaine somme sans accord du détenu pour rembourser les parties civiles de son affaire). Ils sont à peu près 260 à travailler (selon la Santé) pour autant de M² d’ateliers. Ceux qui ne travaillent pas pour des entreprises extérieures mais pour l’industrie carcérale à proprement parler et la prison elle-même gagnent encore moins, et sont attachés aux tâches trop ingrates pour qu’un maton ou un employé sous juridiction du code du travail ne l’effectue lui-même.

    Laver la crasse, la merde, le sang, servir la gamelle, porter des palettes de cantine, etc. Cela rentabilise le fonctionnement de la prison grâce à cette manne financière d’un travail pénible très peu rémunéré mais violemment cadencé. Les entreprises privées elles, s’offrent le luxe d’une délocalisation à domicile. Si l’AP présente le travail en prison comme une « activité fondamentale pour la réinsertion future des personnes incarcérées ». Il n’y a en fait que chantage à la remise de peine et à la misère. Le travail est devenu nécessaire à beaucoup de détenus car contrairement à certaines idées reçues, il faut de l’argent pour vivre en prison. Les repas sont immangeables et bourrés de calmants donc il faut pouvoir cantiner, ce qui équivaut à faire des courses à la « supérette » de la prison à des prix exorbitants, y compris pour des produits de première nécessité (entretien, hygiène, timbres, stylos, clopes...).

    Tous les dimanches, on remplit son bon de cantine, et les produits ne seront récupérables que 9 ou 10 jours plus tard. Les produits, souvent dégueulasses et parfois à la limite de la péremption, sont vendus plus chers que dehors (30% plus cher en moyenne), pour l’AP c’est un vrai business.

    En taule, il n’y a pas de monnaie, elle est interdite. Chaque détenu dispose d’un « pécule » virtuel (comme un compte en banque que l’on ne peut pas gérer soi-même). Ce pécule est alimenté par ce que le détenu avait en poche au moment de son incarcération, puis par des mandats cash ou virements provenant de l’extérieur, dont une partie, à partir d’un certain montant, est légalement volée par l’AP pour ses propres « frais ». En fait, tout est tellement cher, qu’une grande partie des prisonniers a recours aux petits trocs plus ou moins consentis pour les fins de semaines difficiles.

    La monnaie d’échange la plus courante est le shit, mais aussi les clopes, le rechargement de batterie des téléphones portables et parfois les galettes de crack, mais cela est plus rare. La came et les téléphones arrivent par le parloir ou avec la collaboration incontestable de la matonnerie. La tolérance de l’AP est à géométrie variable étant donné que tout cela achète efficacement la paix entre détenus et AP, mais pas entre détenus, donc tout benef’.

    La première chose qui est faite quand on arrive en taule, c’est la carte d’identification. Elle joue à peu près le même rôle que la carte d’identité dehors. Dessus, une photo prise à l’arrivée qui restera jusqu’à la fin, de sorte que l’on soit confronté chaque jour à la gueule de déterré qu’on avait en fin de garde à vue. Un code barre directement lié à l’empreinte biométrique de la paume de la main. Nom, prénom, numéro d’écrou, date de naissance. Il faut nécessairement la porter sur soi pour tout déplacement en dehors de la cellule et la montrer au maton quand il fait l’appel.

    Les autres blocs sont en travaux et en ruine. D’où notamment la surpopulation si intense à la Santé. Mais il y a d’autres bâtiments. Celui des semi-libérés qui doivent rentrer tous les soirs en enfer (un à deux par cellule, seul bâtiment « propre » de la taule), et les divisions 1 et 2, qui ne sont composées que de cellules individuelles, denrée rare à la Santé, pour laquelle il faut s’inscrire sur une liste d’attente très théorique. En réalité, il n’y a que trois façons d’obtenir une cellule individuelle :

    - La compromission : balancer, être docile, lèche-cul et serviable.
    - L’attente interminable : de quatre mois à un an d’attente en théorie, mais l’AP a toujours le dernier mot quoi qu’il arrive, et rien n’est acquis d’avance ou garanti par un réel règlement. D’ailleurs les détenus n’ont pas vraiment accès à un quelconque règlement intérieur (qui doit bien exister quelque part, histoire de dire).
    - La lutte et les divers moyens de pression : bloquer la promenade, les bureaux des directeurs et chefs de détention jusqu’à satisfaction, il faut être déterminé et combatif et réitérer fréquemment si nécessaire. L’avocat peut également exercer des pressions sur l’administration, mais on ne peut pas compter que sur lui, il ne peut que vous appuyer dans ce que vous faites déjà vous-mêmes...

    La première division et la deuxième division sont assez similaires, bien que la première soit plus propre et avec une cours de promenade plus adaptée à l’être humain. Je précise que la promenade en prison, c’est de la merde, barbelés, caméras, espaces confinés, entassement, une heure à tourner en rond et à se rentrer dedans comme deux ours dans une chambre de bonne. Et je ne tolère plus d’entendre sans cesse que les prisonniers sont enfermés 23 ou 22 heures sur 24, non, les prisonniers sont enfermés 24/24.


    Les inscriptions aux activités (qui fonctionnent également sur le principe très théorique de la liste d’attente, mais en fait dans un arbitraire total) y sont plus accessibles également qu’en deuxième division.

    Les cellules individuelles font 5,20m², on ne peut pas vraiment étendre ses bras en large. Les fenêtres, placées très en hauteur dans les cellules sont à la fois finement grillagées et barrées, si bien que lorsque que l’on regarde à l’extérieur, on finit par loucher ou avoir mal aux yeux tant les mailles du grillage sont serrées. Tout est fait pour qu’on s’y sente mal et seul.

    Trois fois par jour la gamelle.
    7h30 : « Petit déjeuner », un minuscule rectangle de beurre, de la chicorée imbuvable, un sachet de lait en poudre et un sachet de sucre. Et le dimanche une viennoiserie dégueulasse ou mal décongelée. Une baguette de pain est distribuée quotidiennement aux alentours de 10h30.
    11h30 : Premier « repas ».
    17h30 : Deuxième « repas ».

    Une bonne partie des détenus (il faut pouvoir se le permettre) ne touche pas à la gamelle. Les repas sont toujours les mêmes. Abats, langue de bœuf, poisson non identifiable, saucisses tièdes et mal cuites, plats gorgés d’eau, déraisonnablement gras. L’AP ne sert pas de repas adaptés aux végétariens, les seules dérogations sont pour le Halal et le Casher, il faut alors s’enregistrer auprès d’un maton en tant que « musulman » ou « juif ».


    De plus, les informations tournent depuis ceux qui sont exploités en cuisine que des tranquillisants en poudre sont ajoutés aux plats. Se nourrir exclusivement à la gamelle équivaut aussi à s’exposer à une diarrhée longue comme la détention, ce qui est fâcheux lorsque les toilettes sont partagées par quatre détenus dans une cellule mal aérée de 9m².

    La gamelle et ses horaires relativement fixes participent au balisage temporel du détenu et à la routine insoutenable de la détention. Car tous les jours sont à peu de choses près les mêmes, tout est à heure fixe : distribution du courrier, de la presse, gamelle, promenades, distribution du pain, activités s’il y a. Le détenu finit donc par se créer sa journée type, qu’il va répéter au loisir des juges. Le programme TV quotidien, l’heure du café, de la lecture, etc. Plus encore en cellule individuelle qu’au bloc, les prisonniers finissent tous par répéter une même journée standard, optimisée avec les moyens du bord. Pour se rendre compte de cela, il suffit de s’imaginer que l’on se réveille chaque jour dans la journée précédente et qu’on la recommence de bout en bout, jusqu’à finir par l’optimiser de A à Z. Cela rend fou très rapidement et on perd assez vite toute notion de réalité.

    En taule, il existe une réelle psychose de l’évasion qui serait considérée comme le signe d’une défaillance extrême de l’établissement. Aussi, cet état provoque toute une série de contraintes au nom de la sécurité qui brise le principe de la loi censée limiter la détention à la privation de la « liberté d’aller et venir ». Elle explique la politique du « porte-clefs » (ouverture, fermeture continuelle), la violation de l’intimité du détenu, elle provoque et justifie le recours à des moyens de contrôle et de contrainte souvent humiliants. Plusieurs fois par semaine, les matons entrent en cellule au cri de « sondage des barreaux ! » et frappent les barreaux à l’aide d’un tuyau en métal, souvent le matin, pour garantir l’effet de surprise et vérifier que les barreaux ne sont pas limés ou fendus.

    Les détenus ont droit, théoriquement, à trois parloirs de 45 minutes par semaine (c’est plus que dans d’autres prisons), et encore plus théoriquement d’un parloir prolongé par mois. Bien sûr, les parloirs sont assez souvent soumis à l’arbitraire des matons qui ont tout un éventail de méthodes pour gâcher, perturber ou carrément annuler un parloir.


    - Du côté des visiteurs, le maton peut très bien décréter arbitrairement le retard du visiteur ou du détenu et fermer les portes sans recours possible ou encore inscrire une autre heure que celle réservée par les visiteurs, ce qui annule le parloir de fait (mais pas nécessairement toutes les emmerdes qui vont avec).
    - Côté détention, les magouilles sont plus fines. L’AP peut convoquer les détenus aux mauvaises heures, s’arranger pour que le détenu n’ait pas sa carte de circulation au moment du parloir.

    Petit exemple pratique de la banalité du sadisme : les balais sont interdits en prison, mais les détenus peuvent pour une heure, échanger un balai contre leur carte d’identification. Le maton peut alors s’arranger pour ne pas vous rendre la carte à temps pour votre parloir (et le parloir peut être plusieurs jours plus tard), ou carrément la perdre. Mais aller au parloir sans carte d’identification, et donc sans vérification biométrique, c’est hygiaphone obligatoire.

    C’est à dire parloir dans une pièce étouffante de moins de 2m² (dans laquelle le maton peut vous « oublier » pendant 30 minutes - sensation garantie) avec plusieurs plaques de plexiglas rendues quasi-opaques par la saleté entre vous et les visiteurs, une sérieuse difficulté à s’entendre, et caméras pendant le parloir. Les gentils socialistes pourtant si compassionnels ont beau avoir interdit, sous l’égide de leur grand héros Badinter, les parloirs-hygiaphones dans les années 1980, ils sont toujours là, comme une énième sanction dans la sanction.

    Le sexe est interdit aux prisonniers. Grâce à l’article de loi qui stipule : « Constitue une faute disciplinaire du 2e degré le fait pour un détenu d’imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur », les matons peuvent à loisir, et toujours selon leur humeur et leur bon vouloir, interrompre lourdement un câlin, un baiser, une caresse et autres marques d’affection. Et alors que la distribution des préservatifs est tolérée, le fait pour tout détenu d’avoir une sexualité est sanctionnée par des peines de mitard et autres sanctions disciplinaires. La misère affective et sexuelle fait clairement partie de la punition.

    Les parloirs se déroulent, comme tout le reste, de façon extrêmement répétitive. Sortie de cellule et appel, une demi-heure (variable) d’attente avant, identification biométrique de la paume de la main et tampon UV sur l’autre main en file indienne, le parloir surveillé par le maton qui vous empêche de recevoir de l’affection physique de vos visiteurs, re-biométrie et UV, une demi-heure (variable) d’attente, une fouille à nu, vêtement par vêtement, cheveux, bouches, paumes des pieds, puis selon l’arbitraire du maton, lever les testicules, écarter les fesses et attente plus ou moins longue que le maton rende les fringues au lieu de vous observer dans vos moindre recoins, toujours avec le « bonne journée » à la fin, régulièrement ponctué d’un « bonne journée m’sieur le surveillant » très amical et complice. On appelle la phase de fouille à nu, le « kilomètre de bite » ou pour les plus inspirés, « les 24h de la bite ». Puis re-attente plus ou moins longue, et retour en cellule. Le parloir est tout de même assez éprouvant. On revient en moyenne d’un parloir programmé à 14h sur les coups de 16h ou plus.

    Les détenus n’ont pas tous des parloirs car beaucoup sont isolés ou étrangers et loin de leurs proches. Pourtant les parloirs sont souvent un poumon essentiel pour le détenu, qui par définition est isolé, et finit toujours par se sentir seul, même si par ailleurs il est très soutenu à l’extérieur ou très entouré à l’intérieur. C’est aussi pour cela que les mesures de rétorsions formelles (disciplinaires) ou informelles et illégales sur la question des parloirs sont particulièrement efficaces et brandies comme épouvantail par les matons.

    De fait, le maton possède un pouvoir qui, aussi minuscule soit-il, peut réellement briser le moral du détenu. La température de la douche par exemple, ne peut être réglée que de l’extérieur de la salle de douche, qui est bien sûr fermée à clé, donc par un maton. Une douche sur deux est donc bien trop brûlante pour pouvoir y passer la tête plus de deux secondes ou bien trop froide pour ne pas en sortir en grelotant. La distribution du courrier ou de la presse est tout aussi soumise au bon vouloir du surveillant. Celui-ci est bien conscient qu’un journal du matin perd tout son intérêt s’il est reçu à 19h. De plus, le maton ne brillant généralement que très peu par son intelligence (on peut aisément parler de débilité légère), on finit toujours par se retrouver avec le courrier du voisin, et vice versa, il vaut mieux alors être en bon terme avec le voisin en question. Souvent le courrier est bloqué, censuré, « perdu », saisi par le juge ou l’AP. Il peut mettre beaucoup de temps à arriver selon les analyses effectuées dessus, ou ne pas arriver du tout.

    De même pour les courriers internes. Pour à peu près tout il faut passer par le courrier interne. S’inscrire à une activité, demander une consultation médicale, faire une demande au SPIP [1], s’entretenir avec un gradé vaguement décisionnaire, faire une réclamation, etc. Le courrier interne a la fâcheuse tendance à disparaître ou à être ignoré. Il faut parfois refaire le même courrier dix fois pour obtenir une réponse, alors souvent on finit par abandonner. Là encore, c’est la flemme ou non du maton qui gouverne, est-il prêt à bouger son gros cul ou non d’un étage à un autre. Parfois la santé, les activités, les demandes de parloirs prolongés en dépendent entièrement.

    Puis en permanence la promesse non tenue, « je reviens », « deux secondes, j’arrive », puis rien. Porte fermée, rien à faire. Le maton à tout le loisir de pouvoir te regarder pisser le sang sans réagir, te tordre de douleur ou à te laisser avec un branchement extrêmement dangereux ou une couche de mur prête à tomber sur la gueule à tout instant. Refuser de faire passer un peu de tabac, ou une tomate d’une cellule à une autre. Ou alors, bien saccager tes affaires et ton courrier lors d’une fouille surprise à 7h du matin. Te faire passer « détenu accompagné », et par là t’empêcher de te dégourdir les jambes entre deux sorties de cellules ou aller saluer un compagnon d’infortune sous prétexte que tu serais dangereux, comme ça, du jour au lendemain, sans événement particulier.

    Il existe assez clairement une hiérarchie entre détenus. Entre les « primaires » (incarcérés pour la première fois) et les autres, entre les différents types de délits, entre forts et faibles. Les détenus les plus « maqués » avec les matons, qui sont comme par magie souvent ceux qui possèdent shit, came ou téléphones, auront tendance à prendre la tête de la hiérarchie. Les petits privilèges qu’ils obtiennent leur garantissent aussi un certain « confort » : choix de la cellule, de ses codétenus, possession d’un balai, plaque chauffante, douches supplémentaires, TV gratos, rab de javel, beurre, sacs poubelle et autres denrées rationnées gratos. Entre les détenus, c’est un peu celui qui aura la plus grosse entrée régulière de shit, téléphones et came qui fera la pluie et le beau temps. Il peut monnayer tout ce qu’il veut à coup de shit, parce que les journées paraissent moins longues quand on se tabasse la tête, et le temps « qui passe vite » est un luxe en prison.

    Il ne fait aucun doute que l’AP est entièrement consciente de la présence de téléphones ou de shit, mais leur présence est loin de la déranger. Un détenu défoncé est plus gérable et moins conflictuel, de plus, c’est une carte répressive en main que l’on peut jouer au moment de son choix. Et pas mal de détenus se retrouvent avec de nouvelles affaires judiciaires sur le dos pour des faits commis pendant la détention.

    C’est à peu près pareil en ce qui concerne les cultes religieux, le « respect » de l’AP pour les convictions religieuses des détenus est étonnant si on le compare à son respect inversement proportionnel pour la dignité humaine. Bien sûr, les plus intégristes demanderont toujours plus, mais pour le croyant lambda, tout est fait pour qu’il puisse observer tous les aspects de sa foi et des représentants de chaque culte sont présents pour guider sa conscience en harmonie avec les besoins de l’AP : la paix entre prisonniers et matons et la guerre entre détenus. Mais il y a encore bien d’autres choses qui favorisent la paix sur lesquelles je n’ai pas la force de m’attarder comme la TV ou le sport.

    Mais pour quelques détenus, rien ne parvient vraiment à acheter cette paix tant souhaitée. Existe alors le passage en commission de discipline. Il existe un tableau des fautes et des sanctions recensées, mais qui reste suffisamment flou pour que ne soit pas gêné l’arbitraire de l’AP. Une même faute, selon l’interprétation, pourra être classée en 1er, 2ème ou 3ème degré de gravité [2]. En commission de discipline, où l’on peut être « défendu » par un avocat, on fait encore moins semblant d’arrondir les angles démocratiques que lors d’un procès traditionnel au tribunal, puisque la personne qui te juge est aussi celle avec laquelle tu es en conflit. Ce sera le directeur de la prison ou n’importe quel autre sous-fifre de l’AP. Les sanctions (fermes ou avec sursis) sont diverses et adaptées à la faute [3].

    Le mitard, c’est un peu les mêmes conditions de détention que la garde-à-vue, et on peut y rester jusqu’à une quarantaine de jours. Mais il existe aussi la menace permanente du transfert pour éloigner un détenu de ses proches et l’isoler encore plus. C’est un peu la menace permanente de la sanction dans la sanction. La prison dans la prison, qui elle-même est déjà une prison dans la prison sociale. C’est un peu le jeu des poupées russes carcérales.

    Il n’est absolument pas question de dresser un tableau mensonger et nostalgique, mais du point de vue de la morale dominante en prison, du coté des détenus, la situation s’est largement dégradée en l’espace de quelques décennies. Le rapport à la lutte, à la conflictualité, la rébellion, a beaucoup changé. Comme le racontent les détenus un peu plus vieux, autrefois les choses étaient claires, il y avait deux camps, pas trois, pas dix, il y avait d’un coté les prisonniers, de l’autre, la matonnerie. Bien sûr, il y a toujours eu, à toute époque, des traitres, des balances, des collabos et des lâches. Mais aujourd’hui, tout est plus trouble et imbriqué. La solidarité entre les prisonniers, en tant que principe, n’existe plus. Ce qui ne l’empêche pas d’exister encore ponctuellement. Le conflit avec l’AP, en tant que principe, non plus. Il y a tout de même, une guerre sociale à l’intérieur de la prison, la même que dehors. Mais il y a aussi une guerre civile qui s’entrechoque avec elle, comme dehors.

    Résultat, certains n’hésitent pas à balancer d’autres détenus pour un bout de shit ou pour éviter un pauvre jour de mitard. On n’hésite pas à se faire la guerre entre détenus sur des critères de couleur de peau, à mater les révoltés soi-même pour assurer sa tranquillité et son petit trafic, à sympathiser avec les matons pour pouvoir lécher quelques miettes de vase en plus, parfois même à les intégrer socialement au sein des détenus, à draguer et coucher avec les matonnes. A vrai dire, il n’y a plus deux camps, il y a autant de camps qu’il y a de couleurs de peau, et qu’un uniforme recouvre ou non la peau ne fait plus aucune différence. La prison étant remplie à très forte majorité, d’un coté comme de l’autre, de « noirs et d’arabes », les connivences et les complicités se font et se défont sur ces critères-là plutôt que sur la question de « qui tient les clés et qui ne possède rien ».

    Loin de moi l’idée de dire que ces choses-là n’existaient pas par le passé, mais seulement d’affirmer que ce qui était la norme (prisonniers Vs AP) est devenue l’exception. On ne défonce plus les balances, sauf si c’est nous-mêmes qu’elles ont balancé, on ne se bouge plus pour le cas d’un autre détenu que soi-même, on ne surmonte plus nos divisions au moment de s’affronter avec l’ennemi en bleu, il n’y a que très peu d’entraide et les plus pauvres peuvent bien crever.

    La société, au final, a peut être réussi l’un de ses plus grands coups, dans l’une de ses tâches les plus structurelles : réussir à convertir ses marges et à les domestiquer au point d’en faire de plus virulents défenseurs encore de la dite société. Racisme, logiques identitaires et communautaristes [4], sexisme, domination, glorification du travail, soumission, hiérarchie, homophobie ou moralisme sont en fait encore plus présents en prison que dehors. La violence des rapports économiques y est décuplée, la violence de l’imposition de la norme aussi.

    Et si au fil des années, les conditions de détentions se sont « améliorées », les violences entre détenus, qu’elles soient physiques ou morales, n’ont fait qu’augmenter, alors qu’entre l’AP et les prisonniers les relations n’ont fait que se pacifier. La codétention est un peu devenue la guerre de tous contre tous, entre petits clans insignifiants : le règne absolu des prédateurs sur des proies indiscriminées.
    Pour un prisonnier révolté, c’est-à-dire prêt à se battre contre la condition qui lui est faite et contre la possibilité qu’une telle condition puisse être imposée à quiconque d’autre que lui-même, la détention est un voyage sur un radeau pourri sur un fleuve enserré par deux rives peuplées d’êtres hostiles. Pris en tenaille entre les codétenus et l’administration pénitentiaire, il devient extrêmement difficile de lutter à l’intérieur, puisque la marge de manœuvre est réduite de tous les côtés de la matraque.

    L’UCSA [5] et le SMPR [6] se contentent de camer les détenus à coup de médocs distribués à la pelle comme des cacahuètes à des singes. Ces dealers en blouse blanche passent même leur temps à essayer de convaincre les détenus dès leur premier jour d’arrivée, de prendre des somnifères pour dormir et des anti-dépresseurs pour tenir le coup, je ne parle même pas du Subutex [7] plus facile à obtenir que des fruits, puisque gratuit. Le SMPR est carrément un hôpital psychiatrique à l’intérieur de la taule, on y maintient les détenus trop récalcitrants, les plus faibles et tourmentés au stade végétatif. Des zombies, couchés toute la journée ou presque que l’on gave de pilules à gogo. Les toubibs de l’UCSA, dépendant théoriquement de l’APHP [8] et non de l’AP, sont généralement assez paternalistes, et il faut s’en méfier, car contrairement à ce qu’ils affirment, ce que vous leur dites ne restera pas nécessairement entre vous, puisque le secret médical qu’ils sont tenus de respecter est une vaste blague, ils participent aux réunions de travail de l’AP à propos des détenus, et donc aux débats sur le cas de chacun.

    A cause des conditions d’hygiène, qui sont une véritable peine dans la peine dans des vieilles taules dégueulasses comme la Santé, de simples petits coups, blessures peuvent se transformer en drame. Une poussière dans l’œil peut rapidement devenir un œil extrêmement enflé, un piercing mal fait à l’oreille une gangrène, etc. De même, la forte présence de moustiques lors des chaleurs, de rats ou de souris, cancrelats et araignées participent de la sensation que chaque mur touché équivaut à une minute passée dans une centrale nucléaire en fusion.

    S’ajoute à cela le sadisme des ingénieurs qui conçoivent des lits trop courts ou décalés de 7 cm du mur, ou encore des matelas plus grands que la structure bloquante en métal du lit. Du robinet qui asperge nécessairement toute la pièce ou des bancs de salle d’attente qui font mal au cul pour bien que tu te rappelles que t’es pas en colonie de vacances. La forêt de portes automatiques qui ne s’ouvrent que quand les autres sont fermées pour que tu sois bien obligé d’attendre toutes les dix secondes. Les planches qui servent de cache-toilettes bien trop courtes en haut et en bas pour que t’aies plus aucune idée de ce que ça peut bien être l’intimité.

    La prison, c’est un peu la liberté totale donnée à une poignée de laquais d’expérimenter leur cruauté grandeur nature sur des humains privés de liberté, comme un enfant triturant une poupée ou le cadavre d’une grenouille avec sadisme. Dans le rôle du gamin sadique : matons, architectes, ingénieurs, constructeurs, psychiatres, juges, dans le rôle de la grenouille disséquée : ce bon vieux taulard, ce bon vieux taulard à qui il faut bien faire comprendre qu’il est une grosse merde, qu’il n’existe pas pour ce monde ni pour lui même. Le même bon vieux taulard qu’on est toujours prêt à envoyer crever pour liquider une centrale nucléaire en fusion ou ramasser des galettes de fioul sur les plages souillées par les marées noires, celui qui construit dans un champ de coton moderne les sacs Vuitton que madame la juge aime tant porter sur son avant bras au bal de Noël du barreau de Paris.

    Après tout, la Santé a sa petite histoire en la matière ! Les forçats en attente de leur transfert maritime vers le bagne de Guyane ou l’exécution des débuts du [vingtième] siècle, aux prisonniers du couloir de la mort qui attendaient la guillotine, dressée à l’angle de la rue de la Santé et du boulevard Arago : une quarantaine d’hommes ont fini leurs jours guillotinés sur ce trottoir. Pendant la seconde guerre mondiale et l’occupation, des résistants ont été exécutés, décapités ou fusillés dans l’enceinte de la prison. C’est là que nous sommes incarcérés, et tout est là pour nous rappeler que la prison est une barbarie, le parachèvement d’une civilisation de petits Eichmann où personne n’est vraiment responsable de ses actes et ne fait qu’obéir à ses supérieurs, qui eux-mêmes obéissent à d’autres, et ainsi de suite.

    ***

    Pour revenir à des considérations un peu plus générales, je me demande bien comment on pourrait en finir avec la prison en laissant le monde extérieur intact. Penser la prison de façon séparée est pour moi une grande méprise, car une bonne partie de la banale horreur qui y prolifère provient directement de l’extérieur. La prison n’est qu’une exacerbation de la survie qu’est déjà notre vie à l’extérieur.
    Dehors aussi il faut avoir ses papiers pour circuler, dehors aussi nous sommes fichés et contrôlés, les pauvres se font la guerre entre eux plutôt que de s’associer pour abolir leur condition, dehors aussi nous sommes parqués comme du bétail et nous dormons là-même où nous déféquons, barbelés, balances, verrous, portes blindées, matons, grillages, barrières, frontières existent des deux cotés du mur.

    La prison existe parce qu’une société a besoin d’elle pour injecter la peur qui la maintient et je ne vois pas bien comment on pourrait s’attaquer à la prison sans en finir avec le monde qui la produit et en a besoin, et vice-versa. Je ne vois pas bien non plus à quoi peut servir de lutter pour des prisons « plus humaines », ou des « alternatives » à la prison quand le réel problème transcende si largement la simple question de la prison et se retrouve dans tous les aspects de la société : le principe même de domination et d’autorité. Nous voulons recouvrer notre liberté, mais dehors non plus nous ne sommes pas libres. C’est parce que je suis pour la destruction des prisons que je suis révolutionnaire, c’est parce que je suis révolutionnaire que je suis pour la destruction des prisons.

    Mais il ne faut pas attendre de quelconques grands soirs mythologiques pour lutter contre la taule. De l’intérieur, les prisonniers n’ont que très peu de marge de manœuvre pour lutter efficacement contre elle. La lutte du prisonnier est une lutte pour sa propre dignité, une suite de petits combats pour garder la tête haute devant l’humiliation permanente que lui inflige l’État et ses defenseurs, pour sa survie, mais elle ne saurait venir à bout de cette société carcérale. C’est de l’extérieur que peuvent se jouer des enjeux plus larges.

    Attention, je ne suis pas en train de dire que la lutte du prisonnier est vaine, ni qu’il ne faut pas lutter en prison, au contraire. Je ne dis pas non plus qu’il ne faut pas s’intéresser, à l’extérieur aux luttes de l’intérieur, au contraire, il faut leur donner un haut parleur à l’extérieur et lutter tant que faire se peut aux cotés des prisonniers.

    Il est important de réussir à parler de la prison de façon décomplexée malgré les profondes souffrances, sortir les courriers des détenus révoltés qui le souhaitent et leur offrir une tribune qu’ils ne pourront obtenir autrement que par l’aide extérieure, il faut poser socialement la question de la prison, que personne ne puisse l’éviter, dans les rues, dans les discussions, à table, au café, au boulot, partout, il faut briser l’isolement.

    Dans le même temps (l’un n’a que peu de sens sans l’autre), il faut diffuser l’attaque contre ses structures, critiquer en acte le business de l’enfermement, partager publiquement tout ce qui peut aider un détenu motivé à s’évader, paralyser les infrastructures carcérales et démasquer les collabos qui participent d’une façon ou d’une autre au système carcéral. Ils sont flics, juges, journalistes, constructeurs, ingénieurs, architectes, politiciens, scientifiques, matons, investisseurs, philosophes, contrôleurs des prisons, il faut les livrer en pâture à la colère. Qu’il ne soit plus anodin de participer à l’enfermement concentrationnaire de millions de gens à travers le monde, ni d’en faire la propagande ou de le réformer pour mieux le pérenniser.

    Que la haine de la barbarie carcérale se dirige contre ceux qui en sont responsables ou qui la défendent, et que les murs qui séparent les prisonniers du reste des gens soient détruits, dans nos têtes comme en réalité, l’un ne va pas sans l’autre.

    P.S.

    Annexe : Tableau des fautes et sanctions disciplinaires

    Les fautes disciplinaires du 1er degré (les plus graves) :
    - toute violence physique à l’encontre d’un membre du personnel ou d’un visiteur
    - toute action collective de nature à compromettre la sécurité de l’établissement
    - détention ou trafic de stupéfiants, d’objets ou de substances dangereuses
    - toute menace de violences ou contraintes
    - toute participation ou tentative d’évasion
    - tous graves dommages aux locaux ou matériel
    - mise en danger de la sécurité d’autrui.

    Les fautes disciplinaires du 2ème degré :
    - toutes insultes ou menaces à l’égard d’un membre du personnel ou d’un visiteur
    - toute action collective de nature à perturber l’ordre
    - tout vol (ou tentative)
    - tout acte obscène ou susceptible d’offenser la pudeur
    - tout refus de se soumettre à une mesure de sécurité
    - tout trafic ou échange non autorisé
    - tout tapage de nature à troubler l’ordre de l’établissement
    - tout acte pouvant mettre en danger la sécurité d’autrui par une imprudence ou une négligence.

    Les fautes disciplinaires du 3ème degré :
    - outrages et menaces, par lettre, adressée aux autorités administratives et judiciaires
    - formuler des menaces, des injures contre personne ayant autorité
    - proférer des insultes ou des menaces à l’encontre d’un co-détenu
    - refus d’obtempérer aux injonctions du personnel
    - ne pas respecter le règlement intérieur de l’établissement
    - négliger l’entretien de sa cellule
    - entraver les activités de l’établissement (travail, formation, activités culturelles et de loisirs)
    - jeter des détritus ou tout autre objet par les fenêtres
    - faire un usage abusif ou nuisible d’objets autorisés.

    Peuvent être prononcées, les sanctions disciplinaires suivantes :
    - avertissement
    - interdiction de recevoir des subsides (argent) de l’extérieur (pendant une période maximum de 2 mois)
    - privation de cantiner (pendant une période maximum de 2 mois) autre que l’achat de produit d’hygiène, de correspondance, de tabac
    - confinement en cellule ordinaire (isolement)
    - mise en cellule disciplinaire (pour une durée variable)
    - mais aussi, si la faute est commise au cours de…, à cause de… ou à l’occasion de… :
    - mise à pied d’un emploi (pendant une durée maximale de 8 jours)
    - déclassement d’un emploi (auxi ou atelier) ou d’une formation
    - privation de tout appareil acheté ou loué (pendant une durée maximale d’un mois)
    - suppression de l’accès au parloir sans dispositif de séparation (pendant une durée maximale de 4 mois)
    - exécution d’un travail de nettoyage des locaux ou extérieurs (pendant une durée maximale de 40 heures)
    - privation d’activités sportives, culturelles, de formation (pendant une durée maximale d’un mois)
    - exécution de travaux de remise en état.


    [1] Service pénitentiaire d’insertion et de probation.

    [2] Voir le tableau en annexe de cette brochure.

    [3] Cf. annexe de cette brochure.

    [4] Il me paraît important de rappeler que jusqu’en 2000 à la Santé, les détenus étaient répartis et séparés par origine géographique et ethnique à l’intérieur de la prison. Une partie des détenus (ceux qui poursuivent des études en particulier) étaient regroupés dans les divisions, mais la plupart d’entre eux étaient disséminés dans des blocs, qui étaient au nombre de quatre :
    - Bloc A : Europe occidentale
    - Bloc B : Afrique noire
    - Bloc C : Maghreb
    - Bloc D : reste du monde.

    [5] Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires.

    [6] Service Médico-Psychologique Régional.

    [7] Substitut à l’héroïne.

    [8] L’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris.

    Depuis la Maison d’Arrêt de la Santé,
    Comme un chien enragé, mars-avril 2011.


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    Il ne faut pas former une masse, inutile de reproduire les préjugés, les préoccupations, les erreurs et les coutumes qui caractérisent les foules aveugles. La masse est fermement convaincue qu’il lui faut un chef ou un guide pour la mener à son destin. Vers la liberté ou vers la tyrannie, peu importe : elle veut être guidée, avec la carotte ou avec le bâton.

    Cette habitude si tenace est source de nombreux maux nuisibles à l’émancipation de l’être humain : elle place sa vie, son honneur, son bien-être, son avenir, sa liberté entre les mains de celui qu’elle fait chef. C’est lui qui doit penser pour tous, c’est lui qui est chargé du bien-être et de la liberté du peuple en général comme de chaque individu en particulier.

    C’est ainsi que des milliers de cerveaux ne pensent pas puisque c’est le chef qui est chargé de le faire. Les masses deviennent donc passives, ne prennent aucune initiative et se traînent dans une existence de troupeau. Ce troupeau, les politiques et tous ceux qui aspirent à des postes publics le flattent au moment des élections pour ensuite mieux le tromper une fois qu’elles sont passées. Les ambitieux le trompent à coups de promesses au cours des périodes révolutionnaires pour récompenser ensuite ses sacrifices à coups de pieds une fois la victoire obtenue.

    Il ne faut pas former une masse. Il faut former un ensemble d’individus pensants, unis pour atteindre des fins communes à tous mais où chacun, homme ou femme, pense avec sa propre tête et s’efforce de donner son opinion sur ce qu’il convient de faire pour réaliser nos aspirations communes, qui ne sont autres que la liberté et le bien-être de tous fondés sur la liberté et le bien-être de chacun. Pour parvenir à cela, il est nécessaire de détruire ce qui s’y oppose : l’inégalité. Il faut faire en sorte que la terre, les outils, les machines, les provisions, les maisons et tout ce qui existe, qu’il s’agisse du produit de la nature ou de l’intelligence humaine, passent du peu de mains qui les détiennent actuellement aux mains de tous, femmes ou hommes, pour produire en commun, chacun selon ses forces et ses aptitudes, et consommer selon ses besoins.

    Pour y parvenir, nul besoin de chefs. Bien au contraire, ils constituent un obstacle puisque le chef veut dominer, il veut qu’on lui obéisse, il veut être au-dessus de tout le monde. Jamais aucun chef ne pourra voir d’un bon œil la volonté des pauvres d’instaurer un système social basé sur l’égalité économique, politique et sociale. Un tel système ne garantit pas aux chefs la vie oisive et facile, pleine d’honneur et de gloire, qu’ils souhaitent mener aux dépends des sacrifices des humbles.

    Ainsi donc, frères mexicains, agissez par vous-même pour mettre en pratique les principes généreux du manifeste du 23 septembre 1911 . Nous ne nous considérons pas comme vos chefs, et nous serions attristés que vous voyiez en nous des chefs à suivre sans lesquels vous n’arriveriez pas à agir pour la révolution. Nous sommes sur le point d’aller au bagne, non parce que nous sommes des criminels, mais parce que nous ne nous vendons ni aux riches ni à l’autorité, parce que nous ne voulons pas devenir vos tyrans en acceptant des postes publics ou des liasses de billets de banque pour nous convertir en bourgeois et exploiter vos bras. Nous ne nous considérons pas comme vos chefs mais comme vos frères, et nous irons au bagne le cœur plus léger si, en vous comportant comme des travailleurs conscients [sic], vous ne changiez pas d’attitude face au capital et à l’autorité. Ne soyez pas une masse, mexicains, ne soyez pas la foule qui suit le politique, le bourgeois ou le caudillo militaire. Pensez chacun avec votre tête et œuvrez selon ce que dicte votre pensée.

    Ne vous découragez pas lorsque nous serons séparés par les noires portes du bagne, car seules nos paroles amicales vous manqueront, rien de plus. Des compagnons continuent à publier Regeneración : offrez-leur votre aide pour poursuivre cette œuvre de propagande qui doit être toujours plus vaste et plus radicale.

    Ne faites pas comme l’année dernière lorsqu’on nous a arrêtés et que votre enthousiasme s’est refroidi, que s’est affaiblie votre volonté de participer par tous les moyens possibles à la destruction du système capitaliste et autoritaire, et que seuls quelques uns sont restés fermes. Soyez fermes à présent ! Ne restez pas focalisés sur nos personnes et, avec un brio renouvelé, offrez votre aide matérielle et personnelle à la révolution des pauvres contre les riches et l’autorité.

    Que chacun d’entre vous soit son propre chef pour que nul n’ait besoin de vous pousser à continuer la lutte. Ne nommez pas de dirigeants, prenez simplement possession de la terre et de tout ce qui existe, produisez sans maîtres ni autorité. La paix arrivera ainsi en étant le résultat naturel du bien-être et de la liberté de tous. Si, à l’inverse, troublés par la maudite éducation bourgeoise qui nous fait croire qu’il est impossible de vivre sans chef, vous permettez qu’un nouveau gouvernant vienne une fois encore se poser au-dessus de vos fortes épaules, la guerre continuera parce que les mêmes maux continueront à exister et à vous faire prendre les armes : la misère et la tyrannie.[...]

    Mort au capital !
    Mort à l’autorité !
    Terre et Liberté !

    Ricardo Flores Magon
    Regeneración, 15 juin 1912

    Source ici

    Archives electronique ici


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  • Ce n’est pas tout de le dire


    assemblée dimanche 29/5 Madrid

    « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des banquiers et des politiques », dit la pancarte principale de la #spanishrevolution. Certes, mais ce n’est pas tout de le dire ! Ce n’est pas tout de prôner la non-violence absolue en se réclamant de Gandhi et en oubliant que ce dernier avait pris les coloniaux Britanniques par la bourse en demandant à son peuple de boycotter le sel et, même de manière violente et tragique en certains moments. Ni la révolution espagnole ni les arabes et musulmanes (que l’on voit d’ores et déjà, comme prévu, récupérées ou édulcorées) ne parviendront à leur fin sans toucher la bête (ici appelée banquiers et politiciens) à l’endroit où cela lui fait le plus mal : l’indépendance !

    Au risque de me répéter, on ne se façonne pas une révolution pacifique si celle-ci n’est pas supportée par l’immense majorité du peuple et donc, si les revendications ne sont pas susceptibles d’être acceptées comme propres par cette immense majorité. Tant que les « acampados » ne s’allieront pas, d’une manière ou d’une autre, les travailleurs, les petits indépendants et les paysans les plus pauvres autour d’un programme minimal mais crédible et porteur, le mouvement est condamné à disparaître plus ou moins rapidement. Or, qu’est-ce qui fait mal aux politiciens et aux banquiers ? C’est que les premiers n’ont plus aucun pouvoir sur les seconds et que les seconds ont besoin du bras armé des premiers pour continuer leur accumulation. S’attaquer au dieu Marché et à ses contradictions réelles et concrètes ! Bien sûr, l’Espagne n’est pas l’Islande, mais justement, et là-bas, c’est ce qu’ils ont fait : refuser de rembourser la dette, ne plus répondre aux banquiers, etc.

    C’est à démonter cet engrenage que les assemblées et le mouvement tout entier doit s’atteler ; à en faire un mot d’ordre général qui fasse prendre la mèche, réellement, objectivement, dans l’ensemble du pays et, en dehors, dans l’ensemble de l’Europe en crise. Je ne sais ce qui va sortir des assemblées qui ont lieu en ce moment même –je sais que l’épisode enthousiasmant de la Bastille, a été stoppé net, par une charge musclée de CRS sans état d’âme- mais, j’espère que les résultats n’en resteront pas à de vagues déclarations sur la méthode et la forme plus que sur le fond de revendications qui, quoi qu’on y fasse, sont des revendications politiques. S’attaquer aux politiciens véreux, critiquer la démocratie formelle et combattre les privilèges, ne peut, en aucune façon, vouloir dire renier la politique, se battre pour plus de démocratie et mettre en place des manières, une manière, de vie en commun qui soit autre, certes, mais ailleurs que dans les places occupées : dans les usines, les villages, les régions, le pays tout entier, les facultés, etc.

    Loin de moi l’idée de vouloir faire plaisir à tout le monde –que du contraire. Il me semble qu’un des pièges de mes amis de Sol et d’ailleurs (qui savent très bien ce que je suis en train d’écrire puisque le mouvement s’appelle Démocratie REELLE, tout de suite) réside, précisément, dans un vouloir contenter tout le monde qui, en bout de course, ne contentera personne si ce n’est le pouvoir en place qui verra comment l’illusion s’effrite et le danger, par eux ressenti, s’éloigne ou disparaît. Me propos pourraient sembler contradictoires : d’un côté chercher à rassembler l’immense majorité autour d’un ou deux thèmes d’un programme capable de rassembler le plus grand nombre et, de l’autre, l’appel à ne pas chercher à contenter tout le monde.

    La contradiction disparaît, dès lors que l’on touche à la politisation obligée du mouvement –il ne peut en aucun cas en rester à l’état de mouvement spontanné. Politiser la lutte, faire pression, s’organiser et organiser des contre-pouvoirs réels, des actions d’envergure qui visent le centre nerveux de ce qu’il faut bien nommer par son nom : le système capitaliste, pour qu’il flanche et qu’à terme il menace de « révolutionner ». La lutte sera longue, on le savait ; il ne faut pas qu’elle s’arrête avant d’avoir été menée, avant d’avoir été au-delà des prémisses de l’espoir et du courage intelligent qui rassemble au départ du concret. Il faut tenir dans la distance et les politiques le savent qui, tous, de la gauche institutionnalisée aux écolos bon teint, en passant par les idéologues sectaires, les sociaux-démocrates et les libéraux, se tiennent en retrait. Je n’ai lu ni entendu aucun appui convaincu et fort, aucun geste fort qui appuie les revendications ni le mouvement de la part de cette clique ! Aucun renoncement à la pension à vie en tant que parlementaire, aucune proposition de projet de loi contre les privilèges basiques repris dans le manifeste de la plate-forme : rien !

    Certains se méfient du spontanné, d’autres pensent à leur propre jeunesse soixante-huitarde et replongent dans des dilemmes d’avant la chute du mur, d’autres, enfin, craignent pour leur carrière, leurs privilèges, leur fortune… On n’a pas besoin d’eux : ils ont besoin de nous ; mais, de « nous » qui veut dire le peuple et non pas dix mille, même cent mille personnes, même un million : le peuple ! Et, pour le moment, le peuple continue, comme si de rien –même si les élections italiennes confirment la tendance de l’Espagne, la semaine dernière, l’abstention continue de croître jusqu’à des sommets difficilement soutenables, même en démocratie formelle : terreau pour l’extrême-droite. D’ailleurs, à noter que, pour la première fois depuis des décennies, un partie xénophobe et allié de le Pen, a émergé en Catalogne dimanche dernier… Il en va et en ira de même dans toute l’Europe si personne n’est capable de redonner sens au désespoir, de mettre des mots sur des douleurs et des maux, de redonner ses lettres de noblesse à la politique et à l’Utopie.

    Je sais et je suis certain que c’est cela qui sortira des débats épuisants menés dans le plus grand respect de la parole de tous et avec des manières de faire, tellement organisées, qu’il était impossible qu’un petit (ou un grand) leader apparût. Déjà Barcelone a décidé de prendre deux jours de plus afin de « se structurer et pouvoir dé »centraliser le mouvement vers la périphérie » ; Madrid, Séville et Valence viennent, à l’instant (minuit) de décider la même chose. Après, il s’agira d’unifier tous ces petits laboratoires, de les relier autrement que par le Net et les réseaux sociaux.

    Ces laboratoires portent le germe d’un autre possible, d’une véritable révolution (la première) qui met en avant et l’internationalisme et le pacifisme et la protection de la Nature ! L’Utopie vaut la peine t les gens y adhèrent pour peu qu’elle se montre de face, sans chichis. Le grand écrivain Galeano, disait l’autre jour, sur une chaîne catalane, alors qu’il était interrogé sur ce qu’il venait de voir à Madrid, à peu près ceci que je cite de mémoire : « Un ami cinéaste et moi étions en Colombie, devant un parterre d’étudiants et tout se passait bien jusqu’à ce que quelqu’un nous demande ce qu’est l’Utopie. Je regarde, perdu, mon ami et lui passe la parole en me disant « le pauvre » et, à ma grande surprise, il répond tranquillement cette phrase merveilleuse : l’Utopie, c’est comme l’horizon, toujours visible et toujours inaccessible, tu avances de dix pas et il recule de dix pas, mais tu avances ; l’Utopie, c’est cela, ce qui te permet et qui te fait avancer. »

    Sans cela, le risque est grand de tomber dans ce qui, malheureusement, est devenu l’alternatives du Maghreb et du Makrech : démocratie réelle, réformisme mou ou recul et répression. Aucune révolution –et encore moins en ces temps où le pouvoir est tout aussi globalisé que les oppositions et aussi rapidement interconnecté- ne peut se faire sans l’appui des classes populaires et des intellectuels –je l’ai déjà dit- mais sans celui, également, de la petite bourgeoisie et des indépendants, eux aussi victimes du système. En fin de compte, les bénéficiaires du capitalisme sont très peu nombreux, alors pourquoi ses sbires tiennent-ils les rênes si fortement qu’on dirait des laisses invisibles au cou des citoyens avachis, abrutis, manipulés, aliénés ? C’est une des questions auxquelles il faudra répondre et qui n’est pas la plus difficile, afin de mettre en place des contre-pouvoirs efficaces (qui touchent et éveillent la conscience des peuples, au-delà de l’indignation).

    Pour les pays de l’hiver jasmin, sur la rive méridionale de la Grande Bleue, se défaire des multinationales et des puissances « alliées » encore à la tête des politiques et des militaires aujourd’hui démocrates, afin d’en terminer avec une réelle démocratisation, une réelle indépendance économique et politique, une réelle négociation avec Israël d’égal à égal et se sortir des bourbiers Syrien, Libyen, Yéménite, du Bahreïn, etc. Pour l’Espagne, se défaire du poids des restes du franquisme, récupérer la mémoire historique, et se trouver des alliances autres que celles des politiques aux ordres des agences de notation et de l’empire du marché des armes et de la drogue (le tourisme, pour ne citer que lui, repose sur le grand banditisme et la corruption généralisée, sur la péninsule). Pour tous, viser le FMI, la BM, le G8 et le G20… Parenthèse : Galeano disait aussi, dans la même interview que DSK, avant de violer l’employée de l’hôtel, avait violé impunément des pays et des continents entiers –ce qui peut donner une certaine idée de toute-puissance et il devrait être jugé pour les deux types de viols commis. Fin de la parenthèse.

    Je ne vais pas revenir sur mes articles précédents concernant le mouvement Democracia Real Ya (DRY). J’y crois, je veux y croire et nous devrions, nous tous qui sommes pour un monde autre, être solidaires et y croire. La #spanishrevolution a les pieds bien sur terre et a fait preuve d’indépendance, de courage, de ténacité, de lucidité et d’énergies vitales qui la rendent capable non seulement de durer, mais d’aller jusqu’au bout. Il lui faut, à présent, avancer : l’horizon ! La graine semée a d’ores et déjà pris, il s’agit d’en récolter les fruits, en prenant soin, auparavant, et cela durera le temps que cela doit durer, de veiller jalousement à la santé des pousses ! Plus rien ne sera jamais plus comme avant (au Sud de la Méditerranée non plus) : cela a déjà touché le cœur ou l’estomac des partis de la gauche, quoi qu’ils disent, parce que les revendications sont réalistes et que l’analyse de départ est sans failles et inattaquable –raison pour laquelle l’effort doit porter sur l’enracinement de celles-ci parmi les couches les plus larges et de la manière la plus fertile possibles.

    Il n’est pas inutile de le rappeler : le mouvement est contre le système, mais pas apolitique, il vise à un changement de système, clairement progressiste –même s’ils n’aiment pas qu’on les compare à ce qui existe car ils veulent autre chose de complètement nouveau. Ils ont raison, raison pour laquelle c’est révolutionnaire. Ce contre quoi je les mets en garde c’est précisément cela : des demandes si réalistes au départ d’analyses si évidentes peuvent, si le processus n’est pas huilé et très bien structuré, aboutir à l’inverse de l’effet escompté : renforcer la social-démocratie dont les thèses pourraient se voir enrichies par le travail effectué tout au long de ces semaines par les jeunes et les moins jeunes « acampados ». Car, comme le souligne un politicien de Barcelone : « tout cela met en évidence, le manque de politique au niveau Européen susceptible de donner des réponses aux problèmes de la Société » (repris par le journal publico.es du 29/5)

    En fait, le politique que l’on croyait mort, les idéologies et l’histoire finis, reviennent en force –et de quelle manière- sur le devant de la scène, avec des citoyens protagonistes, anxieux de redevenir sujets de leur destin et solidaires des affaires du monde. Jusqu’ici, la révolution cherche à se définir comme révolution sociale : représentation réellement démocratique, lutte contre la corruption et les privilèges, séparation effective et réelle des pouvoirs, contrôle citoyen sur les responsables et les responsabilités des politiques. Un des porte-parole de Sol a pu même déclarer que toutes ces revendications « a minima » se trouvaient déjà dans les textes de Loi et la Constitution, mais sans être respectées ni appliquées

    En somme, une évolution plus qu’une révolution au sens classique du terme. Une évolution qui, sans s’en rendre vraiment compte, de se mettre en place, pousserait le système à s’embourber dans ses contradictions car, en l’état actuel du fonctionnement des affaires du monde, pouvoir et corruption, manipulation et mensonge, non respect des Constitutions et inégalités, maintien des privilèges et politiciens aux ordres du fantôme tout-puissant surnommé « communauté internationale » sont tout bonnement indispensables à sa survie !

    Je terminerai cet article par les paroles de Natalia Muñoz, une des instigatrices du mouvement DRY : « il est logique que certaines choses que nous disons ne soit pas suffisamment rigoureuses car elles ne sont que l’expression d’un mal-être. C’est pour cette raison que nous avons besoin de l’appui de spécialistes et l’aide de tous ceux qui s’y connaissent dans chacun des points abordés. » (in publico.es, idem supra) en somme une espèce de deuxième transition –véritablement consensuelle et partie du peuple, cette fois- contrairement à celle, peureuse, qui suivit la mort du dictateur, l’instauration de la Monarchie et la rédaction d’une Constitution à la Belge, sous la pression des pouvoirs factieux encore en place, le souvenir des horreurs et, en même temps leur déni de fait, de la mémoire historique, le début des années de crise qui annonçaient les Thatcher-Reagan dont on connaît les méthodes, les objectifs et les limites imposées en des temps dits de Guerre Froide. Aujourd’hui, la rue redevient Agora, et l’on ne se contente plus d’abattre des murs, mais on emploie toute son énergie à construire des ponts. La Parole retrouvée –une Parole vraie tant au sens marxien qu’au sens lacanien du terme : quelle, belle et grande, révolution en ces temps d’uniformité et de replis frileux !

    José Camarena 290511 ici 

    © Hozé 5/2011
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