Après le tremblement de terre meurtrier qui a détruit Haïti il y a 15 mois, la plupart des Canadiens s’inquiétaient pour ceux qui étaient ensevelis sous les ruines, ceux qui n’avaient pas d’eau et qui avaient perdu leurs familles. Il semble que dans les allées du pouvoir les préoccupations aient été très différentes.
Selon des documents analysés par la presse canadienne la semaine dernière, les officiels canadiens craignaient que la vacance du pouvoir qui a suivi le tremblement de terre ne favorise "un soulèvement populaire". La législation sur l’accès à l’information a permis de prendre connaissance d’une note marquée "secret" qui dit : "La fragilité politique a accru le risque d’un soulèvement populaire et a nourri la rumeur du retour au pouvoir de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide en exil en Afrique du Sud". Le document insiste aussi sur l’importance de renforcer la capacité des autorités haïtiennes "à contenir les risques d’un soulèvement populaire."
Pour contrôler la population haïtienne traumatisée et souffrante, 2 000 soldats canadiens ont été déployés (en plus des 10 000 soldats étasuniens). Au même moment de nombreuses équipes spécialisées dans le sauvetage et la recherche en milieu urbain (HURT) se sont préparées dans les villes du pays mais ne sont jamais parties pour Haïti parce que, selon le ministre des affaires étrangères, "le gouvernement a préféré envoyer les forces armées canadiennes à leur place."
Les documents qui ont été publiés par la presse canadienne révèlent ce qui est au coeur (ou plutôt le manque de coeur) des décisions de politique étrangère canadiennes. Ce sont presque toujours des motivations stratégiques et non humanitaires qui sont derrière les décisions. Et pourtant il est difficile de trouver un événement capable de susciter plus de compassion que le tremblement de terre de Haïti.
Les documents nous disent aussi beaucoup de choses sur la nature des relations qu’Ottawa entretient avec la nation la plus pauvre de l’hémisphère : Les officiels canadiens considèrent que le pays leur appartient. Et ils ont raison.
Depuis qu’il a organisé la table ronde intitulée l’Initiative d’Ottawa pour Haïti en janvier 2003 le Canada a été un acteur capital de la vie d’Haïti. A cette réunion, les officiels étasuniens, canadiens et français ont discuté de l’opportunité de renverser le président élu Jean-Bertrand Aristide pour mettre le pays sous mandat international et ressusciter la terrible armée haïtienne. Treize mois après le meeting de l’Initiative d’Ottawa Aristide a été jeté dehors et depuis l’ONU a une sorte de mandat pour administrer le pays.
La Police nationale haïtienne a été lourdement militarisée et le vainqueur de la récente élection présidentielle projette d’utiliser une partie des maigres ressources de l’Ile pour reconstituer l’armée.
Le Canada a aidé le candidat de droite Martelly à gagner l’élection (avec 16% de votes favorables puisque l’élection a été largement boycottée). Le Canada a investi 6 millions de dollars dans des élections qui excluaient la participation du parti le plus populaire Fanmi Lavalas. Après le premier tour, nos représentants à la mission d’Organisation des Etats d’Amérique (OAS) ont aidé à faire pression sur Jude Celestin, le candidat qui était à la seconde place selon le conseil électoral, pour qu’il abandonne la course. Le centre de recherche politique et économique explique "La communauté internationale, menée par les USA, la France et le Canada, a accru la pression sur le gouvernement haïtien pour faciliter le passage au second tour de Michel Martelly au lieu de Jude Celestin [le candidat du parti au pouvoir]". Les visas étasuniens de quelques officiels haïtiens ont été abrogés et on a menacé Haïti de diminuer les aides si les recommandations de l’OAS pour augmenter le nombre total des votes en faveur de Martelly n’étaient pas suivies.
La moitié du conseil électoral a accepté les modifications demandées pas l’OAS mais l’autre moitié a refusé. Le deuxième tour a été inconstitutionnel selon le journal Haïti liberté car "seulement quatre des huit membres du conseil électoral provisoire (CEP) ont voté le passage au second tour et donc il en manque un sur les cinq nécessaires. De plus les résultats du premier tout n’ont pas été publiés dans le journal officiel, Le Moniteur, et le président Préval n’a pas officiellement convoqué les Haïtiens à voter, deux choses qui sont obligatoires selon la constitution."
L’absurdité de toute cette affaire n’a pas empêché le gouvernement canadien de soutenir les élections et les observateurs canadiens officiels de l’élection ont approuvé cette mascarade de "démocratie". Le journal Haïti Progrès décrit la frauduleuse nature de l’élection en ces termes : "La sorte de démocratie que Washington, Paris et Ottawa veulent nous imposer est en train de devenir une réalité."
Une des raisons qui expliquent l’intense intérêt politique que le Canada porte à Haïti est a chercher du côté des investisseurs canadiens. Les banques canadiennes font partie du tout petit nombre d’opérateurs étrangers de Port au Prince et l’entreprise Gildan de Montréal, un des plus gros fabricants de t-shirts de la planète était le second employeur (après l’état) avant le tremblement de terre. Le secteur minier est presque entièrement canadien avec l’arrivée de beaucoup de nouvelles compagnies au cours des années dernières. Une firme de Vancouver, Eurasian Minerals, a acquis des permis d’exploitation sur environ 10% de la surface de Haïti.
Pour protéger ces investissements étrangers et le un pour cent d’Haïtiens qui possède la moitié de la richesse du pays, 10 000 soldats occupent le pays depuis sept ans. Ironie amère, ce sont les soldats d’un des pays les plus pauvres d’Asie, le Népal, qui ont contaminé Haïti avec une maladie qui se développe dans les pays misérables qui manquent d’installations sanitaires adéquates et de systèmes de santé. En octobre, un nouveau déploiement de troupes népalaises a amené à Haïti une épidémie de choléra qui a causé la mort de 5 000 personnes et il y a des centaines de milliers de personnes encore malades. Selon le journal médical anglais, the Lancet, environ 800 000 Haïtiens vont contracter la maladie cette année.
Les dessous de cette affaire n’ont pas fait l’objet d’articles dans les médias. L’entreprise responsable des déchets de la base de l’ONU, Sanco Enterprises S.A., a jeté les matières fécales des troupes népalaises dans des trous creusés trop près de la rivière Artibonite. Les Haïtiens ont bu l’eau de la rivière contaminée par ces matières fécales et c’est comme cela qu’ils ont attrapé le choléra.
On a du mal à imaginer une firme travaillant pour l’ONU au Canada qui se débarrasserait de cette manière de matières fécales, mais voilà, il se trouve que les forces d’occupation onusiennes n’accordent pas beaucoup de prix à la vie des Haïtiens. Et on peut en dire autant du gouvernement canadien.
Yves Engler
Yves Engler a écrit de nombreux ouvrages. Son prochain livre (co-écrit avec Bianca Mugyenyi) "Stop Signs : Cars and Capitalism on the road to Economic, Social and Environmental Decay" sortira en avril.
Pour consulter l’original : http://dissidentvoice.org/2011/04/i...
Traduction : D. Muselet