L’Égypte, ce don du Nil, ce fleuve aux grandes eaux, majestueux et beau qui serpente entre les dunes depuis les lacs jusqu’à la mer. Au passage, il arrose le Caire – la capitale mégalopole – et Alexandrie la Magnifique, où des barbares européens, un jour, ont détruit les vestiges d’une civilisation millénaire (1).
« Un air de liberté », susurrait un intellectuel distrait, car il s’achève, paraît-il, le temps du « maintien des régimes autoritaires qui ne rendent jamais aucun compte à leurs citoyens. » (2). Bientôt, les Égyptiens en âge de voter auront le droit, espère ce confrère, de tracer une croix sur un bulletin d’utopie et le bonheur s’ensuivra, qu’il a écrit, le journaliste français en visite indolente au sarcophage du Roi des Rois.
Pourtant, vous qui vivez sous des régimes « démocratiques », qui a entendu votre voix ? Quel gouvernement, aux États-Unis, en France, en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Italie, vous a rendu des comptes pour avoir subventionné les banques lors du krach boursier qui vous a ruinés ? Quel gouvernement « démocratique » vous a écouté et a cessé de couper dans les services sociaux, l’éducation, les services de santé, les caisses de retraite, suite à vos supplications désespérées ? Lequel de vos gouvernements vous a compris et s’est attelé sérieusement à stopper la destruction de la planète par les pollueurs industriels privés ? De qui se moque-t-on, pensez-vous ?
Chaque Égyptien bénéficiait déjà du droit de la tracer, sa croix, comme vous, à Paris, à Amsterdam ou à Montréal. Tout Égyptien en âge de voter avait le devoir de déposer son ex-voto aux pieds de l’un ou de l’autre des candidats désignés par le pouvoir détesté.
Qui voudrait nous faire croire que plus de mille jeunes Égyptiens ont donné leur vie pour obtenir le douteux privilège de voter sur une liste plus imposante de faux jetons et de faux-culs, comprenant cet opposant qui présente son « plan de réforme de la constitution » à l’ambassadrice américaine, ce champion de la petite bourgeoisie européenne, ce « Mohammed El-Baradeï, l’ancien secrétaire général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), dont on s’inquiète de savoir s’il sera « capable de fédérer les oppositions ? » (3). Fédérer qui ? Au bénéfice de qui, Monsieur le Reporter sans Frontière ?
Qui nous fera croire que des milliers ont été blessés pour obtenir le privilège de « crucifier » le nom d’un ex-fonctionnaire du FMI qui a jeté l’Égypte dans la misère, après lui avoir prêté de l’argent à taux d’usuraire ? Ou encore pour le privilège de voter en faveur d’un plénipotentiaire des droits de l’homme ? « Les États-Unis ont fabriqué des opposants plus représentatifs, comme Ayman Nour, que l’on ne tardera pas à sortir du chapeau, même si ses positions en faveur du pseudo-libéralisme économique le disqualifie au regard de la crise sociale que traverse le pays. » (4).
Faut-il espérer que les Égyptiens pourront tracer leur croix en face du nom d’un « frère musulman », ceux qui, justement, palabrent en ce moment avec Souleiman-le-Tortionnaire, qui sera lui-même candidat à la succession de son frère ?
Nommez-les, chacun de ces candidats prêts à offrir sa collaboration pour sortir l’Égypte de la révolte et la remettre au chômage, au service de la classe des riches parasites qui ont déjà expatrié leurs familles dans l’espoir de jours plus cléments et qui reviendront pour la curée, quand tout risque de révolte aura été conjuré. Égypte tragique, on te trahit de tous côtés ; sauras-tu conserver ta liberté, si jamais tu parviens à la recouvrer ?
Qui est à l’origine du soulèvement et des révoltes en Égypte ? Deux observateurs vivant au pays depuis longtemps ont écrit ceci : « Prévue, préparée, planifiée, annoncée, cette révolution est le résultat d’un long cheminement, d’une longue gestation. Qui est derrière ce soulèvement ? – Les Frères Musulmans ? Le Mossad ? L’Iran ? L’Amérique ? L’Occident ? Tel ou tel autre agent étranger ? Ou bien, tout simplement, le peuple égyptien lui-même – un peuple qui avait trop supporté, trop souffert, trop subi –, qui n’en pouvait plus d’être écrasé, exploité, piétiné – et qui a, tout à coup, éclaté. Si c’est le peuple, quel peuple ? Non pas le tout petit peuple qui a toujours vécu dans la peur et la soumission…, mais une certaine catégorie, très précise : les jeunes – et plus précisément les 25-35 ans - diplômés d’hier et pourtant chômeurs, frustrés, sans emploi, sans logement, sans perspective d’avenir. » (5). L’information ne vient pas de journalistes maraudeurs mais d’individus arpentant les rues du Caire depuis des lustres.
Je suis étonné d’apprendre que ces jeunes désoeuvrés ont planifié et organisé cette révolte, que je ne qualifierais pas de « Révolution » cependant. Pas encore, compte tenu de ses résultats et de son déroulement.
La crise économique, le FMI et la Banque mondiale ont jeté ces jeunes instruits sur le pavé, sans ressources, sans avenir, n’ayant que la misère et la dictature comme perspective. Leur révolte n’est pas une révolte pour la « démocratie » bourgeoise et le droit de voter pour élire leurs oppresseurs ; c’est une révolte pour la vie, pour le pain, pour le travail, pour la dignité et pour avoir, eux aussi, un avenir, à défaut d’avoir eu un passé. Pour le droit de se marier et d’élever des enfants et de les éduquer dans la dignité, décemment, fièrement, en travaillant. Est-ce trop demander ? Non, assurément.
Le renversement du vieux raïs est-il suffisant pour leur apporter la prospérité ? Non, évidemment : c’est tout le système social néocolonial qui étreint l’Égypte qu’il leur faut mettre à bas. À nouveau, ces deux observateurs lucides écrivent ceci « Ce sont ces jeunes – ouverts, émancipés, capables de réflexion et de critique – qui ont concocté, organisé et mis au monde cette « révolution ». Mais une fois mise au monde, celle-ci n’a pas tardé à être arnaquée par les Frères Musulmans, qui ont cherché à la récupérer, à en faire leur affaire, à la voler aux jeunes qui l’avaient créée et inventée. » (6). Les arnaqueurs ne sont pas qu’au Caire mes frères ; ils sont aussi à Washington, à Londres et à Paris : quelle tragique comédie !
Je l’écrivais précédemment, il ne fait pas de doute qu’un bras de fer est engagé entre deux factions au sein du patronat et au sein de l’armée. D’un côté, le courant réactionnaire, les caciques du pouvoir, la garde rapprochée de Moubarak et d’Omar Souleiman, le bras droit du répudié. De l’autre, une faction « moderniste », dirigée depuis l’ambassade américaine au Caire, qui espère qu’un nouveau masque de « démocratie » parera l’Égypte des atouts rêvés et la fera aimer comme une nouvelle égérie. Si la rue n’explose pas, l’armée va trancher (7).
Venons-en au dernier – et premier – protagoniste de ces événements, le peuple lui-même « Celui-ci, pris de court par la soudaine disparition des forces de sécurité et la surprenante libération des prisonniers, a tout d’abord paniqué face aux hordes de bandits qui ont déferlé sur la ville. Mais les gens se sont très vite repris et organisés pour résister et faire face. Des comités de défense civile sont nés spontanément un peu partout, prenant position au pied des immeubles, au coin des rues, pour se défendre, protéger leurs familles et leurs biens, organiser la circulation et le ramassage des ordures. » (8).
En province égyptienne la "sécurité" a commencer à frapper et les morts se compte par centaine (9). Ils tentent d’écraser la province puis ce sera au tour de la capitale. Rien n’est encore joué et il ne faut pas désespérer. Récemment les révoltés se sont dotés d’une « Coalition » pour se coordonner, cumuler l’expérience, poursuivre leur combat et résister : voilà - enfin ! - une nouvelle encourageante (10). Les insurgés doivent être aux aguets, toutefois : celui qui leur susurrera le compromis se sera trahi ; espérons qu’ils le chasseront de la coalition afin de mener à terme le renversement du régime, qu’aucun cacique ne reste et que tous disparaissent.
Voilà où en est la révolte égyptienne : quelque part entre la relance et la déconvenue. Il est à espérer que les révoltés de la rue n’écouteront pas les muses de l’Occident (celles-ci n’ont en effet rien à leur enseigner) et qu’ils durciront le ton, radicaliseront leur détermination et ne feront aucun compromis avec l’opportunisme : l’Égypte mérite mieux que la démocratie bourgeoise et l’alternance entre la gauche caviar et la droite parvenue, elle mérite un nouveau régime social.
(1) Le Nil. http://fr.wikipedia.org/wiki/Nil
(2), (3) De la Tunisie à l’Égypte un air de liberté. Alain Gresh. 4.02.2011. http://www.monde-diplomatique.fr/ca...
(4) L’Égypte au bord du sang. Thierry Meyssan. 31.01.2011. http://www.voltairenet.org/article1...
(5), (6), (8) Égypte. La révolution du 25 janvier 2011. 4.02.2011. Henri Boulad, sj, directeur du Centre Culturel Jésuite d’Alexandrie. Soliman Chafik, journaliste et analyste politique. 4.2.2011. http://www.robertbibeau.ca/palestin...
(7) La révolution démocratique égyptienne : l’armée va trancher. 8.02.2011. Robert Bibeau. http://www.agoravox.fr/actualites/i...
(9) Extrême violence en province. Libération. 6.02.2011. http://crisdegypte.blogs.liberation...
(10) Égypte : proposition de réformes insuffisantes. 6.02.2011. "La Coalition" qui regroupe des représentant du Mouvement du 6 avril, du Groupe pour la justice et la liberté, de la "Campagne du porte-à-porte", de la "Campagne populaire de soutien à ElBaradei", des Frères musulmans et du Front démocratique. http://www.aloufok.net/spip.php?art...
Oups...Je vous repasse le lien dans le comm' suivant.
Bien cordialement
Steph.