• LA TENUE DES COMBATS LE LONG DE TRIPOLI STREET

    La tenue des combats le long de Tripoli Street

    Techniques insurrectionnelles.

    Aujourd’hui, mardi 12 avril, les shebabs ont lancé une offensive contre le Tamina Building, à Misrata, après un mois de combats autour de Tripoli street. Petit à petit, les insurgés reprennent le contrôle du centre-ville. RPG ou cocktails Molotov contre tanks et blindés, acharnement et arrassement quotidien face aux immeubles tenus par les snipers, cloisonnement et strangulation des positions kadhafistes. Pour endiguer les conneries déblatérées par certains journalistes fraichement débarqués – à l’image de france 24 ou de l’AFP – il est important de rappeler que les forces loyalistes encerclent la ville depuis six semaines bloquant tout accès par la terre, mais que les troupes n’ont réussi qu’une percée en son sein, la prise de Tripoli street, artère reliant l’axe Tripoli-Benghazi au centre de Misrata. Position qu’ils sont en passe de perdre.

    Tout le reste de la ville est tenu par les rebelles, la centrale électrique, l’usine de désallinisation d’ou partent les camions d’approvisionnement en eau, le port et les entrepots. Certes, elle vit sur ses réserves, mais Misrata vit. Elle a l’odeur de la poudre, celle d’une ville qui résiste. Le son des bombes rythme les nuits, mais les cris des insurgés emplissent les ruelles. C’est une guerre assymétrique qui s’installe, mais une chose est sure, dans tous les quartiers et dans toutes les têtes, on ne veut pas de troupes étrangères ici, on veut des armes. Il ne sont pas misérables les shebabs, ils sont fiers, ils ont cette force invincible car la mort ne leur fait plus peur, 42 années leur rappellent le sens de leurs combats, ils libèreront Misrata ou ils mourront là..

    Au début du soulèvement de Misrata, les partisans de la révolution se retrouvaient sur une place du centre-ville, désormais déserte. Elle est devenue inhabitable du fait de sa proximité avec le début de Tripoli Street, où les mercenaires tiennent leur principale position dans le Tamina Building. Il y a un mois, une colonne de sept cent hommes a tenté de prendre Misrata. La contre-attaque de la population a circonscrit l’occupation à ce boulevard. Depuis, le ravage des tanks et l’efficacité des snipers ont transformé la colonne vertébrale de la ville en un décor apocalyptique. Le vingt-et-un mars, cinq mille personnes marchaient désarmées sur ce boulevard pour récupérer leurs morts. Ce jour-là, les tirs sur la foule ont tué quarante personnes et blessé environ deux cent cinquante autres. Cette marche, ce geste fou, était une tentative encore naïve de briser le dispositif militaire déployé. Une poignée de tanks et de tireurs embusqués arrivent encore – contre tous ses habitants – à faire de cette partie du centre-ville une position de force.

    Ici, l’urbanisme, qui semble assumer un héritage à la fois haussmanien et postmoderne, révèle toute son efficace. La largeur de l’artère se prête plus facilement au mouvement des blindés qu’à son barricadage par les insurgés. Elle offre une gigantesque ligne droite pour les tanks, depuis les positions d’appui en retrait hors de la ville jusqu’aux zones de combat de l’hypercentre. Des deux côtés de la route se dessine l’agencement propre à tous les centres villes métropolitains. Des espaces nus et dégagés, surplombés par des façades en grande partie vitrées. Peu de recoins, peu d’angles morts, la progression se fait à découvert. Les cadavres de ceux qui ont prétendu traverser les larges places pour accéder aux pieds de certains building, rappellent cruellement que tout y est fait pour que rien ne se passe.

    Mais, de ce grand boulevard qui traverse la ville, les loyalistes ne tirent pas que des avantages. Si cette voie stratégique réunissait jusque-là les conditions matérielles pour le déploiement de la force et l’organisation militaire face à l’inexpérience et la confusion des insurgés, les Kaddhafistes commencent visiblement à en éprouver les limites. Les possibilités de circulation qu’il offre signifient aussi une exposition au harcèlement quotidien des shebabs. Maintenant que tout ce qui devait l’être y est détruit et que le nombre de snipers est réduit de moitié, le boulevard constitue un front limité et agit plutôt comme une barrière pour les forces loyalistes. La démolition des alentours gêne plus leur progression que celle des insurgés, et l’utilisation des blindés et de l’artillerie lourde est désormais délicate avec les ruelles qui l’enserrent. Les forces kadhafistes ont tout intérêt a assurer leur position de verrou aux portes de la ville et à renouveler les offensives sur la zone du port comme les jours précédents.

    Aux alentours, le déroulement des combats a transformé l’espace en gruyère où le moindre recoin appartient a l’un ou l’autre camp, dans une telle proximité où parfois seulement un bâtiment, voire un mur, séparent les combattants. Certains snipers changent encore de position sur le boulevard, à la faveur de la nuit ou de la présence d’un tank, autant pour se protéger que pour surprendre et mettre en difficulté les shebabs. Ces derniers évaluent donc les changements de positions de l’ennemi aux nouveaux tirs qu’ils essuient. Après avoir détruit ou endommagé tous les bâtiments stratégiques de cette artère, les mercenaires essaient d’ajuster leurs tirs en fonction de ce qu’ils comprennent des déplacements et des différentes positions adverses dans la zone.

    Ici, la connaissance du terrain et l’utilisation qu’en font les shebab, mettent en échec la supériorité militaire de l’ennemi. Mise au service des déplacements ou des offensives, l’architecture est subvertie. Les anciennes halles, en parties démolies, sont utilisées pour se déplacer a couvert. Elles sont constituées d’un dédale de couloirs – où s’alignent magasins divers et accès aux étages d’habitation – qui correspondent entre eux et traversent des blocs entiers d’immeubles. Leur disposition forme comme un labyrinthe dans lequel aucun ennemi n’oserait s’aventurer.

    Le détournement de l’espace prend aussi la forme de nouveaux aménagements. L’ancienne distinction entre intérieur et extérieur, entre lieux publics/privés, n’a plus lieu d’être. Chaque immeuble devient un potentiel point de contrôle à couvert de Tripoli street. Le garage du voisin est désormais l’endroit où l’on mange ensemble, où l’on prépare le thé autant que les armes. Dans un autre, plus en retrait, un petit hôpital de fortune est aménagé. Trois lits, des étagères remplies de médicaments de premiers soins et des ambulanciers y permettent de soigner les shebabs blessés. Le palier de tel escalier devient la chambre où l’on dort à dix quand on ne tient pas la position de tir dans l’appartement d’à-côté. Les fenêtres et autres ouvertures d’origine sont masquées ou obstruées, à l’inverse on perce des trous dans les murs pour observer à la jumelle ou fabriquer des meurtrières pour passer le canon des armes.

    On détruit aussi des cloisons pour circuler à couvert entre des cours ou d’une habitation à une autre. Parfois, la survie d’un groupe de shebab ou la capture de certains snipers a moins été une histoire d’armement qu’une inspiration architecturale : il aura fallu supprimer à la bombone de gaz les premiers étages de certains immeubles, autant pour protéger ses arrières d’une incursion de nuit que pour assiéger une position ennemie. Ainsi, les forces pro-kadhafistes n’ont pas un contrôle panoptique de la zone, bien que les snipers soient postés sur les plus hauts buildings. Les deux camps sont sans cesse aux aguets du moindre mouvement; acquérir une intelligence du déplacement nécessite une attention permanente. Il faut saisir rapidement quels sont les passages à découvert, quels sont ceux qui sont, pour un temps, exposés. Comment se mouvoir ? De quel côté de la rue avancer, quelle trajectoire emprunter au sol pour rester à couvert dans l’alignement d’un immeuble ? Savoir quand il est bon de courir ou au contraire d’avancer a pas de loup, sans geste brusque, seul ou en groupe.

    Les shebabs, d’abord cantonnés à retenir les incursions dans les rues alentours, parviennent désormais à mettre les forces loyalistes en difficulté sur Tripoli street même. En plusieurs endroits, ces derniers jours, des containers ou des poids lourds chargés de sable et de rochers ont pu être disposés en travers du boulevard. Les conducteurs prennent de l’élan dans une rue perpendiculaire et, au dernier moment, sautent du véhicule juste avant d’être a découvert. Des combattants tiennent position en embuscade aux alentours, cocktail molotov, fusil ou RPG en mains. Quand un tank s’approche pour percer la barricade, des draps et des couvertures, répandues au sol et imbibés d’essence, s’emmêlent dans ses chenilles. Les cocktails molotov suffisent alors pour enflammer l’engin. Les premiers tirs de RPG sont concentrés sur les axes des chenilles de façon a l’immobiliser

    Malgré son organisation, sa puissance de feu supérieure et sa capacité de recrutement, l’armée kadhafiste souffre d’une autre faiblesse. Même si elle compte nombre de partisans, elle est aussi composée de mercenaires étrangers, attirés par l’appât du gain, ou de types – parfois très jeunes – enrôlés de force. Le nom d’armée loyaliste est par moment assez usurpé : une partie de ces troupes n’a d’affection intime ni pour le pouvoir, ni pour cette guerre. Ce qui se ressent par moment dans leur faible capacité d’initiative une fois coupés de leur commandement, ou dans leur rémission lors de moments critiques.

    A l’inverse, la plupart des insurgés se battent dans le quartier où ils ont grandi, au coté d’un frère, d’un voisin ou d’un ami d’enfance. Même quand beaucoup disent se battre pour une idée de la « Liberté » parfois assez évasive, le prix payé dès les premiers jours du soulèvement a inscrit un caractère irréversible à la détermination avec laquelle beaucoup se jettent dans cette guerre. Beaucoup d’habitants ont fuit les zones à proximite de Tripoli street. De ceux qui sont restés, tous ne sont pas armés, ni ne participent aux affrontements, mais toute présence ici est déjà un geste face à la tentative d’occupation du centre-ville de Misrata. On y vit autant pour soutenir les combats que pour refuser la défaite que constituerait le fait de reconnaitre son quartier inhabitable. Le « Nous ne négocierons pas le sang de nos martyrs » a plus de sens dans la bouche de n’importe quel habitant de Misrata que dans celle du nouveau gouvernement.

    Mais la force des insurgés ne se réduit ni à une somme de familiarités, ni à leur foi – qualités trop souvent annihilées par l’isolement et l’inexpérience. Un lieu à Misrata sert de coordination entre les différentes zones de combats. Jour et nuit, des hommes vivent dans ce QG à l’allure d’un campement fait de contenairs. Dans l’un d’eux, une cuisine de base a été installée. En riant, on nous en parle comme du « restaurant ». Dans un autre, quelques matelas défoncés, on y boit le thé, on discute des nouvelles, on regarde Al-Jazeera. C’est la « salle des opérations » qui, la nuit se convertit en chambre à coucher. Dès le premier regard, cet endroit est assez éloigné de l’idée que l’on pourrait se faire d’un centre militaire.

    Celui que l’on désigne grossièrement comme le chef se présente lui-meme comme « le cheikh d’une grande famille », celle des insurgés. C’est l’ âge et l’expérience qui confèrent, à lui où a d’autres, une autorite en matière de stratégie. A première vue, une hiérarchie détermine les rapports mais l’amitié semble être en mesure de neutraliser l’amour de la chefferie. Le soir, les discussions sont sans cesse entrecoupées de nouvelles arrivées. Les hommes reviennent des différentes zones de combat de la ville. Pour pallier l’absence de moyens de communications, des déplacements réguliers entre les postes de combats et ce lieu servent à informer des nouvelles de la journée, penser de nouvelles attaques, prévenir des besoins. Les vivres et l’armement ne sont pas laissés au hasard. En partant de là, des hommes se préoccupent de les acquérir, les acheminer et les distribuer aux differentes positions.

    Dans la nuit de samedi a dimanche, la planification d’une opération coordonnée pour couper Tripoli street a permi d’isoler le Tamina Building de ses arrières et de mettre hors d’état de nuire deux tanks, un bus et deux voitures de mercenaires venus en appui. Ce mardi soir, les derniers tireurs embusqués dans l’immeuble encerclé tentaient d’être neutralisés. Sur le toit, le drapeau de la « Libye libre » a déjà remplacé l’étendard vert qui y flottait depuis un mois.

    Le fameux Tamina Building.


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