• FAUT IL ÊTRE DE SON TEMPS ?

    Vivre avec son temps. Se soumettre ou résister ?

    « Vivre avec son temps » implique l’idée d’une inscription, et plus encore d’un ancrage dans une époque donnée, qui se manifesterait par l’adhésion aux « valeurs », aux pratiques et aux « vérités du moment ». Or, que faut-il entendre par ces « valeurs » ou ces « vérités » qui constituent en propre une époque et la singularise de manière diachronique dans le processus synchronique de l’histoire humaine ? Quelles sont ces valeurs auxquelles il s’agit de consentir pour nous déterminer à « vivre avec » notre temps ?

    La question qui nous est posée renferme implicitement l’idée d’un possible acte de liberté qui nous porterait à faire nôtres ces « vérités » d’un temps donné, celles de notre époque. Cette appropriation est-elle vraiment libre ? N’y a-t-il pas au contraire comme une contrainte à « vivre avec son temps », c’est-à-dire à accepter les modalités d’un temps qui nous rassemble, nous fait se ressembler aussi, nous impose de simplement « vivre avec », un mode du vivre qui serait dès lors la condition sine qua non d’un « être avec » ?

    Bref, « vivre avec son temps », serait-ce alors vivre en accord avec ses contemporains, dans une même temporalité créatrice de valeurs et de comportements, et où le temps deviendrait un lieu, celui de mêmes pratiques sociales identitaires ?


    Pour répondre, il faut d’abord s’interroger sur la légitimité de la question, c’est-à-dire se demander si l’adhésion aux valeurs qui sont « dans l’air du temps » s’offre à l’individu socialisé comme le terme d’un choix auquel il pourrait consentir ou non. Autrement dit, a-t-on réellement la liberté de vouloir ou non « vivre avec son temps », ou bien, les idées et les pratiques d’une époque à laquelle on appartient ne s’imposent-elles pas à nous avec une certaine nécessité, sans même qu’on s’en aperçoive ?

    Représentations collectives et représentations individuelles

    Ce qui fonde les « valeurs » d’une époque donnée c’est, selon Durkheim, l’ensemble des « représentations collectives » qui la constitue. Ces représentations désignent la totalité des idées propres à une société donnée, qui formeraient la « conscience collective » ou « conscience commune » de celle-ci.

    Dans un célèbre article de la Revue de métaphysique et de morale, publié en 1898, Durkheim définit ces « représentations collectives » comme le substrat de tous les faits sociaux que sont « les croyances, les tendances, les pratiques du groupe pris collectivement 1 ». « Vivre avec son temps » serait adopter ces représentations collectives qui déterminent, de manière durable, nos modes de penser, d’agir, de sentir, et sont déposées dans nos mœurs, nos dogmes, nos lois, nos règles, et, dans une certaine mesure aussi, dans notre langage.

    Cette idée suppose que la vie collective, comme la vie mentale, soit faite de représentations, mais, pour le sociologue – s’écartant par là des thèses de la psychologie épiphénoméniste –, les représentations collectives présentent une « dualité de nature » avec les représentations individuelles. En d’autres termes, la « conscience collective », définie par Durkheim comme la « synthèse sui generis » des consciences individuelles, est, en tant que telle, – comme la cellule vivante est différente des éléments qui la compose –, autre chose que ce qui la constitue. Cette conscience est ainsi extérieure aux individus dont pourtant elle dérive.

    Les représentations collectives débordent celles de chaque conscience solitaire « comme le tout déborde la partie » ; et si la conscience commune contient quelque chose de chaque esprit individuel, ou plutôt si « chacun en contient quelque chose [...] elle n’est entière chez aucun  2 ». La conscience collective serait donc l’Autre de la conscience individuelle, de par son extériorité et sa différence de nature 3. Ainsi, les manières d’agir et de faire qui appartiennent à notre temps auraient leur forme sensible propre, très distincte de celle des faits individuels qui la manifestent. Cette extériorité et cette différence de nature s’appliquent aussi bien, selon Durkheim, aux règles juridiques et morales, qu’aux aphorismes, dictons populaires, articles de foi ou codes de goût que dressent les écoles littéraires, les modes, etc.

    Bref, toute représentation relevant du collectif et déterminant les « valeurs » d’une époque appartiennent à l’individu et ne lui appartiennent pas en même temps, lui ressemblent et pourtant lui sont étrangères. La question qui nous est posée contient en elle ce paradoxe lié à la nature ambivalente du fait social : faut-il adhérer à des manières de faire et de penser dont la nature est d’être à la fois même et autre que nos comportements individuels ?

    Extériorité, transcendance, contrainte
    « Vivre avec son temps », ce serait donc s’approprier ou plutôt se réapproprier ce dont on est l’auteur, et qui pourtant ne nous appartient pas (ou plus, puisqu’il relève du collectif). Cette dépossession se fait dans la mesure où l’ordre social constitue une réalité sui generis, et non pas un simple épiphénomène de la conscience individuelle, ce qui, en outre, exclut toute possibilité de comprendre le social par la méthode introspective, comme le fait Gabriel Tarde, ou encore Henri Bergson 4.

    Par ailleurs, le corollaire de cette extériorité et de cette différence de nature de la conscience collective en est la transcendance qui, de fait, la hisse dans la doctrine durkheimienne au rang d’une « hyperspiritualité  5» qui déterminerait la « propriété distinctive » de toute vie sociale.
    Est-ce à dire qu’il faudrait « vivre avec son temps » pour finalement saisir (ou ressaisir) cette spiritualité qui nous dépasse, nous « déconcerte » même, du fait de son extériorité et de sa différence ontologique, bref, du fait qu’elle est quelque chose d’entièrement nouveau pour notre conscience et dont cependant elle dérive ? Cet acte de réappropriation semble être pourtant rendu nécessaire par la nature même de sa finalité : nous déterminer en tant qu’être social, nous rendre apte à « vivre avec ». Il faut donc « vivre avec son temps » dans cette mesure extrême où le refus de son temps impliquerait l’exclusion, voire la mort sociale de l’individu.

    En réalité, la contrainte exercée par la conscience collective ne semble pas nous donner le libre choix d’accepter ou non de vivre avec son temps. En effet, l’ultime caractéristique du fait social qui est la matière de toute conscience collective, est d’être « susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure 6 », selon Durkheim, qui, à l’encontre de Tarde qui attribue une influence prépondérante à l’imitation dans la genèse des faits sociaux, définit le fait social par sa force coercitive. Dès lors, il semble illégitime aux yeux de Durkheim de se demander s’il faut vivre avec son temps, dans la mesure où les représentations collectives caractérisant une société, et donc une époque donnée, s’imposent nécessairement du dehors à l’individu, lui laissant peu de chance de pouvoir s’y dérober.

    Je peux bien vouloir échapper aux conventions de ce monde, en m’habillant sans tenir compte des usages suivis dans mon pays, en parlant avec mes compatriotes une langue qui n’a plus cours, en utilisant une monnaie qui n’est plus légale, en recourant dans mon travail à des méthodes obsolètes et des procédés d’un autre temps, en refusant les technologies modernes, mais alors l’éloignement dans lequel on me tiendrait, et la ruine que j’encourrais m’obligent à renoncer à une attitude qui relèverait de la rébellion, de l’innovation ou de la simple volonté de se marginaliser.

    Ce n’est pas que le fait social soit réfractaire à toute modification, mais l’effort nécessaire pour parvenir à le modifier est proportionnel à la résistance qu’il nous oppose. Les faits sociaux ne sont pas un effet de notre volonté pour Durkheim, mais ils la déterminent bien plutôt du dehors : « Ils consistent comme en des moules en lesquels nous sommes nécessités à couler nos actions 7. »

    Il ne dépend donc pas de nous de faire nôtres les valeurs, les vérités ou les manières d’être de notre temps, mais celles-ci s’imposent à nous, malgré nous, de par leur extériorité, leur transcendance et leur influence coercitive.
    Refuser ces manières d’agir, de penser et de sentir, c’est-à-dire « vivre hors de son temps », ne serait dès lors rendu possible qu’à la condition ultime de refuser ces expressions du fait social, refuser le principe qui fait de nous un individu social, et ne pas craindre d’être l’objet de sanctions. Celles-ci, « positives » ou « négatives », selon Durkheim, peuvent prendre divers aspects allant des formes les plus organisées de la contrainte sociale (le droit pénal ou les règles morales) aux formes les plus impalpables (le rire, la moquerie ou le mépris).

    De fait, « vivre hors de son temps » se pose comme une sorte de violation d’une règle qui, même vaincue, n’en fait pas moins sentir sa puissance contraignante. Certes, pour le sociologue, il s’agit avant tout des règles juridiques, morales ou religieuses, mais elles peuvent aussi désigner d’autres instances qui, elles, ne présentent pas forcément ces formes cristallisées, mais ont pourtant la même objectivité et le même ascendant sur l’individu. C’est ce que Durkheim appelle les « courants sociaux ».

    C’est ainsi que l’on peut vouloir vivre « hors de son temps », en refusant les manifestations collectives telles que les « grands mouvements d’enthousiasme, d’indignation, de pitié », mais ceux-ci  viennent à nous du dehors et sont susceptibles de nous entraîner malgré nous 8 », à tel point que l’être social a intériorisé cette force contraignante, sans s’en apercevoir, et ne la sent donc plus.

    Il y a dès lors une nécessité à vivre avec son temps et cette nécessité tient à l’essence même du fait social ; là où l’individu pense résister aux modes de penser et d’agir de son temps, il s’illusionne. « Vivre avec son temps », c’est posséder un temps qui ne nous appartient plus ; le social dépossède, dénature. Cette dépossession et cette dénaturation peuvent atteindre l’extrême, selon Durkheim, lorsqu’un individu, ayant collaboré à une émotion ou à des idées communes peut, une fois revenu à sa solitude, et que l’influence sociale de ses propres idées n’est plus ressentie, se sentir étranger à ses propres représentations et aux effets sociaux qu’elles ont pu produire.

    C’est ainsi que peut s’expliquer le comportement des individus parfaitement inoffensifs, qui, réunis en foule, se laissent entraîner à des actes d’atrocité.
    Vivre avec son temps, c’est donc accepter d’être dépossédé de ce qui fait la singularité de notre être profond. Cette dépossession est pourtant la condition même de notre socialisation. Et, pour Durkheim, ce qui justifie cette nécessité de « vivre avec son temps » c’est une raison d’ordre moral : assurer la cohésion sociale.

    Conformisme, progrès, éternité

    Vivre avec son temps, c’est vivre dans le même temps que d’autres, c’est-à-dire accepter de se situer dans la même position historique, dans la même « sécularité », bref, c’est faire du temps le lieu d’exercice de l’identique, dans nos manières d’être, d’agir et de penser. Mais si l’on se réfère à la doctrine durkheimienne qui définit le fait social par les critères d’extériorité, de généralité et de contrainte, la question de savoir si l’on doit « vivre avec son temps » s’inscrit en porte-à-faux avec la réalité, puisqu’une nécessité incontournable préside à l’adhésion de l’individu aux représentations collectives de son temps.

    Il les trouve, pour ainsi dire, toutes faites en naissant, existant indépendamment de lui, et il n’a plus qu’à s’y conformer. Vivre avec son temps est un acte à peine conscient, car l’individu ne sent plus cette force coercitive du social qu’il a intériorisée malgré lui, comme « l’air [qui] ne laisse pas d’être pesant quoique nous n’en sentions plus le poids » 9. La seule alternative à ce qui, finalement, se donne à voir comme une exigence de conformité, de ressemblance, à la limite, d’identité des consciences individuelles entre elles, serait de rompre cette « solidarité organique » qui préside au collectif, selon Durkheim, et d’affirmer son individualité, sans risquer cependant sa désocialisation.

    Pour Bergson, comme il le montre dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, c’est la figure du mystique, « âme privilégiée » qui vient rompre le statisme des « sociétés closes » et leur exigence de conformisme, et qui par un saltus hors du social vient précisément le « diviniser ». Il y a bien pour Bergson une nécessité vitale du « vivre avec », qui porte en lui la soumission à une même obligation, celle de la « morale de pression », mais s’oppose à elle la « morale d’appel », porteuse d’une force « d’attraction », et non plus de « pression ».

    Le mystique chrétien – seul « vrai » mystique pour Bergson –, qui incarne cette « morale ouverte », et qui se définit par l’action, la création et l’amour, offre ainsi cette possibilité de vivre hors du temps statique social. Par son action dans le monde, il permet à la société de progresser moralement, mais aussi techniquement, et à la conscience individuelle de s’ouvrir « à une durée qui se tend, se resserre, s'intensifie de plus en plus : à la limite serait l'éternité 10 ».

    Si l’intuition philosophique nous permet de coïncider avec cette « éternité vivante » qui désigne l’Absolu, l’intuition mystique pourrait en être « l’auxiliaire », dans la mesure où elle est une expérience immédiate de Dieu, et nous replace ainsi, selon Bergson, dans le mouvement même de la vie. Il faut donc au regard du mystique, comme du philosophe, non plus vivre avec son temps, qui serait celui du statisme social, mais dans un temps « dynamisé » où « le raidi se détend, l’assoupi se réveille, le mort ressuscite dans notre perception galvanisée 11 » ; bref, il faut vivre et penser sub specie durationis.


    Brigitte Sitbon-Peillon

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