mercredi 31 mars 2010, par Serge Quadruppani
Aujourd’hui, la haine du bougnoule n’est pas sans rappeler une des grandes figures de la culture populaire, celle du vampire qui aspire le sang de tout ce qui passe à sa portée. On l’a vu quand une droite qui finance l’enseignement privé sur les deniers publics prétendait naguère défendre la laïcité en interdisant aux filles voilées d’étudier.
On le voit maintenant quand l’idée de l’interdiction de la burqa au nom de l’émancipation féminine est portée par une famille politique dont une bonne partie des représentants insultaient Simone Veil au parlement quand elle présentait sa loi sur l’avortement. Je n’utilise pas par hasard le terme « bougnoule » qui, avec sa lourde charge de racisme bistrotier, eut ses effets les plus meurtriers durant la guerre d’Algérie.
La rhétorique des « heures les plus sombres de notre histoire » est devenue l’inepte stéréotype mental d’une gauche sans pensée, recrue d’abandons et repliée sur un moralisme démonétisé. Force est pourtant de constater que notre présent, reculant devant la production d’un nouveau radical, consacre l’essentiel des énergies mentales de ses serviteurs médiatiques à utiliser les restes. Recyclant ici un bout de Pétain (« louangé pour avoir attendu les Américains en 1917, il est vilipendé pour avoir refait le même choix en 1940 » - cité par Schneidermann), là l’éloge de la laïcité, ici de la chrétienté, la tambouille anti-Arabe et anti-Noirs a ses marmitons vedettes dont le fond de sauce, baptisé « insolence » ou « anti-politiquement correct », dégouline à longueur de temps des écrans.
Avec son « c’est un fait ! » salué par les hourras de tant de téléspectateurs et d’internautes qui ne sont pas tous lecteurs du Figaro, Zemmour prétend mettre l’objectivité de son côté : la majorité des délinquants de rue seraient maghrébins ou noirs. Une autre forme d’objectivité consisterait à dire ce sont très souvent des pauvres qui, pour se sentir moins pauvres, gâchent la vie de gens souvent aussi pauvres qu’eux, et que la majorité des plus pauvres aujourd’hui, ont la peau noire ou sont d’origine maghrébine.
On pourrait aussi observer qu’objectivement, le contrôle au faciès participe de l’ensemble des processus de ghettoïsation, et donc, renforce ce contre quoi il prétend lutter : l’éventuelle surreprésentation d’une catégorie de population dans la petite délinquance. On pourrait dire enfin qu’objectivement, si la police, au lieu de contrôler les Noirs et les Arabes sortant du métro à la station Barbès, s’intéressaient aux Blancs descendant de voiture avec chauffeur à Neuilly, elle découvrirait chez les Blancs une surreprésentation du délit d’initié, de l’évasion fiscale et du trafic d’influence. Mais l’objectivité n’est qu’un masque puisqu’en réalité, on est dans le domaine des subjectivités construites, des passions collectives.
Dans ma boîte aux lettres électronique est arrivé un message ainsi intitulé : « Quick Halal... BOYCOTTER TOUT CE QUI EST HALLAL !!! DEFENDONS NOTRE FACON DE VIVRE !!! A DIFFUSER ...... » C’était une série de photos montrant comment on tue les moutons dans les abattoirs halal. Peu après, la personne qui m’avait envoyé ce mail, m’en expédiait un autre qui dénonçait le fait qu’une "ancienne fellagha" se faisait soigner à Paris et logeait au George V. Ce n’est pas la première fois que les propagandistes du Front national (qu’ils y soient ou non encartés) se portent au secours des animaux.
Tel qu’il m’a été décrit par des gens insoupçonnables de racisme, l’abattage hallal est à mes yeux une horreur, tout comme d’ailleurs l’abattage cacher mais je ne suis pas bien sûr que l’abattage laïque soit plus sympathique : c’est l’ensemble de l’industrialisation du vivant, et en particulier de l’élevage qui doit être remis en question, pour préserver notre santé et aussi parce qu’aimer les bêtes paraît chaque jour un peu plus une condition minimale pour arriver à aimer les humains. En tout cas, sur ce terrain-là comme sur tant d’autres (voile et burqa, laïcité), le procédé consistant à prendre dans une culture un aspect discutable ou détestable, mais extrêmement minoritaire ou juste parfois encombrant mais très secondaire, pour en faire le signe de la barbarie essentielle d’une large fraction des classes populaires, ce procédé n’a pas fini de faire des dégâts.
Depuis que j’ai commencé à penser par moi-même, je sais que, comme disait à peu près un graffiti fameux de la Sorbonne en 68, « on ne peut penser librement à l’ombre d’une chapelle ». Si le fait qu’une femme fuie le regard des autres derrière du tissu me dérange, je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas – en particulier à elle (mais ce n’est pas une raison pour l’interdire d’enseignement ou l’empêcher carrément de sortir dans la rue), et les leçons de morale des fumeurs de shit de mon quartier qui se bricolent une identité musulmane en me reprochant de boire du vin me font rire. Mais si M. Zemmour tient, en tant que Français, à revendiquer des racines chrétiennes, il va falloir qu’il se fourre dans la tête que les seules que je me reconnaisse sont dans l’armée des paysans et des mineurs de Thomas Münzer qui, en l’an du Seigneur 1524, ont étripé les seigneurs au cri de : « Toutes choses sont communes ! »
Mais toutes les frictions entre les morales et les modes de vivre ne m’empêcheront pas de penser que l’essentiel se joue dans ce que nous avons de commun. Et ce que nous avons ensemble, c’est d’abord un ennemi qui cherche à essentialiser des différences, et qui nous impose un capitalist way of life toujours plus mortifère. Hallal ou pas hallal, ce qu’on nous fait bouffer, c’est toujours plus de la merde. Des histrions philosophes qui vaticinent sur la montée du fascisme vert aux bouffons zemmouriens qui disent tout haut ce que les électeurs du Front national pensent tout bas, la même technique est à l’œuvre : s’emparer d’un détail pour en faire un tout, dresser une partie de la population contre une autre. Diviser pour régner : c’est aussi banal que ça.
Mais pour l’instant, dans une large mesure, ça marche.