Des dizaines de milliers de personnes, surtout des jeunes, prennent, depuis le 15 mai dernier, les places de villes d’Espagne afin d’y installer des campements dont le but est d’organiser un rassemblement permanent qui mobilise le plus grand nombre autour de la revendication centrale : "une vraie démocratie, tout de suite".
Le mouvement, qui a connu une ampleur sans précédent grâce à la vitesse et à la capacité de diffusion qu’offrent les réseaux sur le Web, prend tout le monde de court : les politiciens ne savent plus comment aborder le phénomène, les sociologues se contredisent et les journalistes passent des comparaisons avec les révolutions arabes de l’hiver à de petits encarts très prudents qui reprennent simplement des dépêches d’agence aussi courtes que froides. Tout le monde semble rester sur la réserve, dans une attente de ce qui pourrait advenir d’un mouvement qui, par ailleurs, demande depuis jeudi 19 à s’étendre au niveau international, notamment par des slogans comme : "Peuple d’Europe, debout !".
Que deviendra, en effet, ce mouvement dit "spontané", une fois que les élections de ce dimanche seront terminées ? Quel futur pour ces rassemblements dont les organisateurs veillent au maintien du caractère "assembléaire" des prises de décision, sur le côté non récupération possible de la part des partis politiques, l’importance de la non-violence et de la solidarité et qui, depuis quelques jours, se retrouve pris dans un débat autour de la question de savoir s’il faut favoriser l’abstention généralisée, voter pour des partis hors des deux grands (qu’ils rejettent en même temps que l’idée même de bipartisme avec des slogans comme "Vous ne nous représentez pas") ou se constituer, eux-mêmes, en plate-forme politique…
Le fait est que, depuis dimanche 15 mai dernier, le nombre de participants (malgré les conditions climatiques contraires) ne cesse d’augmenter, comme ne cessent de croître les villes participantes –de toutes les régions d’Espagne qui, tout à coup, forment un bloc hors les régionalismes et séparatismes dont les médias officiels sont si friands ; en même temps que les personnes de plus de trente ans prennent le pas, chaque soir, sur les jeunes qui surveillent les campements de fortune. L’organisation est impeccable, la solidarité sans faille, les tournantes permettent à chacun de se reposer, de veiller à son hygiène et de rapporter des vivres (que des voisins et des sympathisants ramènent chaque matin aussi), tout en maintenant l’occupation des places à un niveau tel qu’on n’y remarque pas les absences.
Les organismes judiciaires responsables des élections ont interdit les rassemblements dans toutes les régions –sauf ceux de Valence ; à quoi les manifestants ont répondu par des pancartes affirmant que "dans ce pays, on peut voir des milliers de personnes se rassembler pour attendre Justin Biber ou une équipe de football, mais pas pour faire entendre des revendications légitimes, de manière pacifique." Jusqu’à présent, la police, omniprésente aux abords des places –en dehors des incidents de dimanche- se tient à distance raisonnable et n’intervient pas.
Il faut dire que les organisateurs ne laissent aucun doute qui postent sur youtube des vidéos avec leurs exigences vis-à-vis des participants aux rassemblements : pas de violence, pas de casseurs ni de provocation, sous peine d’enregistrement immédiat via téléphone mobile et présentation à qui de droit ; pas de dégradation de l’environnement et, donc, équipes matinales de ramassage et de nettoyage qui remettent lesdites places dans un état impeccable jusqu’à la tombée du soir. Ces mêmes organisateurs ont également insisté, depuis le début, sur le fait qu’ils ne voulaient pas de boissons alcoolisées pendant les protestas et que "le rassemblement n’est pas un botellon" (botellon étant ces assemblées de jeunes qui, les fin de semaine, se réunissent un peu partout dans les rues et les places d’Espagne, avec leurs bouteilles de bière et d’alcools).
Fait nouveau et d’importance : le mouvement, communément connu comme la #spanishrevolution, s’étend dans les grandes villes d’Europe et d’Amérique Latine, avec des rassemblements attendus ou déjà en place dans de nombreux pays –y compris quelques pays de l’ancien bloc de l’Est- et de nombreuses villes de Grande-Bretagne, France, Italie, Belgique, Allemagne, Mexique, etc. Des messages de sympathie des leaders de Tahrir commencent aussi à affluer, en même temps que les slogans, à Madrid, notamment, se font plus internationaux (tel ce "People of Europe, wake up, stand up", déjà cité plus haut).
Pour ce qui est des revendications et de l’ambiance générale, on se croirait revenu à l’effervescence du mai 68 parisien, avec des slogans inventifs, parfois ingénieux, toujours intelligents et des discussions enflammées, tout azimut, toujours sur des bases égalitaires, respectueuses et ouvertes. A lire leurs site, leur page sur les réseaux sociaux et le tweet postés, l’on se rend très vite compte que les organisateurs portent un mouvement –apparemment surgi du la lecture du livre de Stéphane Hessel "Indignez-vous", très rapidement traduit en Espagne et très rapidement un succès de ventes- qui est tout sauf apolitique, qu’il possède des racines bien implantées sur du solide (contrairement à ce que laisseraient penser certains médias ou certains dirigeants).
Ainsi, même s’ils n’appuient aucun parti politique, affirmant qu’ils ne les "représentent pas", on les voit appuyer ATTAC, le Forum Social, les mouvements de lutte contre la pauvreté et la défense des cultures indigènes, tous les groupes anti-discrimination… De fait, l’on remarque, les soirs d’occupation maximale, un grand nombre d’étrangers, de travailleurs immigrés, de comités de chômeurs, d’Okupas (Squatters), de Défense des sans-abris, de représentants des minorités et des organisations de gays et de lesbiennes d’Espagne, de défense de la Terre, des animaux et contre la corrida, etc. Voici donc, pour plus de clarté, le texte qu’ils mettent en exergue sur Facebook et qui ne laisse aucun doute sur un mouvement qui, bien que ne se reconnaissant pas dans les politiques actuelles "la violence des puissants et des banquiers", n’en est pas moins idéologiquement teinté :
" Nous exigeons la démocratie réelle, maintenant. Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiciens et des banquiers. Nous accusons les pouvoirs politiques et économiques de la situation de précarité dans laquelle nous vivons et exigeons un changement de cap. Nous convoquons chacune et chacun, en sa qualité de citoyen et de citoyenne, à sortir et occuper la rue le 15 mai, dès 18h, sous le mot d’ordre Démocratie Réelle MAINTENANT. Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers. Nous t’invitons à te joindre au mouvement sans symboles politiques excluant, afin que l’on ne fasse entendre qu’une seule voix, unique. Unis, nous pouvons y arriver."
Les autorités politiques ont donc décidé que ce vendredi, veille de week-end électoral, tous les rassemblements seraient interdits et dispersés par les forces de l’ordre. Les organisateurs proposent déjà diverses techniques de résistance non-violente afin de continuer le campement, ainsi, depuis Barcelone, surgit l’idée de venir avec des œillets jaunes que les participants pourraient offrir aux policiers en cas de charge. Enfin, un site Internet reprend l’ensemble des "campements" et des rassemblements en Espagne et dans le monde où défilent, en temps réel, les événements qui s’y déroulent : yeswecamp.net
Bien sûr le mouvement n’a pas d’organisation au sens traditionnel du terme ; bien sûr, le contenu programmatique –le projet de société- est vague ou inexistant (avec des pans entiers qui ne sont pas encore abordés lors des assemblées, comme la Monarchie ou le rôle de l’Eglise dans a société, pour ne citer que les deux les plus actuelles dans l’Espagne et le monde d’aujourd’hui).
S’agit-il, pour autant, de mouvements dont il faudrait se "méfier" car facilement récupérables ou profitant aux "ennemis" de la démocratie parlementaire ? S’agit-il, pour autant, d’un mouvement sans lendemain et qui n’aura été, pour l’histoire, qu’une semaine d’ébullition et d’effervescence juvénile –une espèce de crise d’adolescence collective d’une société par ailleurs bien plus solide et mûre au niveau des ses institutions que ne pouvaient l’être celles des pays du Maghreb et du Makrech ?
Pour ce qui est de l’organisation, elle existe, bel et bien, même si sans hiérarchie établie une fois pour toutes. Il s’agit d’une organisation horizontale où les décisions se prennent en fonction des événements et toujours de manière collective. Apparemment, ce mode de fonctionnement "fonctionne" et, même si l’on peut avancer l’argument qu’il s’agit, ici, d’organiser quelques milliers de personnes autour de thèmes qui ne sont pas ceux de la vie réelle de qui veut gérer la Cité, on ne peut passer sous silence la question fondamentale que cela pose aux partis politiques en général : les partis politiques actuels et leur mode d’organisation, leur manière de communication et de représentation de la société, ne correspondent plus ni aux temps qui courent, ni à ce que les populations attendent –d’abord et avant tout en leurs couches les plus jeunes
Il faudra en tirer les leçons et, dans ce sens, le mouvement, quoi qu’il arrive, n’aura pas été vain. Pour ce qui touche au contenu programmatique, à l’idéologie et au projet de société, il n’en va pas autrement : même s’il n’est pas rédigé, même si les termes ne font pas programme ni thèses de gouvernement, le contenu se trouve, de manière implicite, dans les mots d’ordre et les slogans : la société actuelle crée de l’injustice et des inégalités, des crises et de la violence ("la violence, c’est aussi 600 euros par mois") et, donc, la #spanishrevolution veut autre chose –notamment d’autres politiques qui abordent les "vrais" problèmes de société comme un toit et un emploi pour tous, plus de justice et de solidarité, plus de démocratie, moins de pouvoir à l’argent, aux banquiers et aux spéculateurs, plus de pouvoir au peuple.
C’est pourquoi leurs slogans sont clairs : "nous ne sommes pas des marchandises", "nous ne sommes plus des moutons", "notre force, nos mains", "politiciens, vous ne nous représentez pas", etc. Les idéaux sont clairs, les objectifs tracés à grands traits (comme autant de balises à des débats futurs), les limites clairement posées : il s’agit bien d’une véritable révolution. Toute la question est de savoir si tous les mécontentements se rejoignent dans ces mots d’ordre et si, d’aventure le changement se produisait, ils seraient susceptibles de s’entendre sur des objectifs même à minima…
Le grand mérite, en dehors de réveiller les consciences et de redonner au citoyen, aux sujets, la place centrale qu’il semblait devoir perdre dans le fonctionnement de la Cité, constitue bel et bien celui d’avoir su donner forme au mécontentement que les pouvoirs tentaient de taire à grand coups de télé-poubelle, de football milliardaire, de fêtes nocturnes, d’alcool et de drogues de synthèse (dont le marché ne cessait de grossir malgré les affirmations de lutte contre les différents cartels) ; c’est pourquoi ces slogans, à la Puerta del Sol : "éteignez les télés, allumez vos cerveaux", "plus d’emploi, moins de soirées arrosées (botellon)", etc.
En quelque sorte, ces rassemblements, qu’ils s’éteignent en tant que campements ou pas, continueront d’influencer, longtemps encore la politique Espagnole et Européenne : plus jamais ne sera comme avant car, effectivement, le "virus de Tahrir" a franchi la grande bleue et des jeunes ont réussi à donner forme à une révolte contenue, à élever au niveau politique ce qui n’étaient que frustrations et colères individuelles ou de clans. Ce simple fait est déjà révolutionnaire. Parce qu’en plus, ici, comme dans les révoltes de l’hiver, le véritable enjeu c’est l’indépendance et la démocratie, au sens noble du terme, qu’il s’agit de (re)prendre à bras-le-corps. Parce que, pour une fois depuis très longtemps, les citoyens font l’actualité, la rue fait la Une et les jeunes sont acteurs de leur propre présent –au-delà du virtuel et des impératifs imposés par ceux qui nous dirigent et enfoncent dans la misère, la récession, l’absence de solidarités, la violence, l’individualisme et la médiocrité, soi-disant en leur nom et pour le bien de tous !
Le reste : Monarchie ou République, rôle de l’Eglise, Régionalismes, deviennent ce qu’ils n’auraient jamais dû cesser d’être : des points à l’agenda d’un futur différent dont il faudra discuter autrement pour décider collectivement et trouver des issues qui, quelles qu’elles soient, par pur effet de logique, seront bien différentes –opposées ou autres… Les corrompus, les pervers, les tout-puissants, les exploiteurs et les abuseurs auront des compte à rendre ou se souviendront de cette semaine du mois de mai 2011. Ce retour de manivelle, dans des sociétés où seuls les puissants avaient droit au chapitre et demandaient des comptes (où beaucoup semblaient perdre espoir et s’abandonnaient à la résignation des répétitions les plus noires de l’histoire), ce retour de manivelle qui est aussi retour à la mémoire collective d’un peuple, est, en soi, déjà, véritablement révolutionnaire.
José Camarena – alias HoZé
© Hozé 5/2011
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