Jeudi 10 mars au matin, les troupes de Saadi, fils de Kadhafi, ont repris aux insurgés la ville de Sidra, avant de se diriger vers le port pétrolier de Ras Lanuf. Arrivée à 5 km de la ville, l’armée loyaliste a engagé son bombardement : tirs d’artillerie, bombes larguées depuis les airs, et peut-être même des missiles lancés depuis des navires. Dans Ras Lanuf, un hôpital de fortune a été monté en pleine rue, le vrai ayant été touché par les explosions. Malgré la violence de cette offensive, Kadhafi donne encore l’impression de se retenir. Il aurait pu depuis longtemps bombarder les portes de Ras Lanouf et de Brega, et détruire le peu d’armes lourdes dont disposent les insurgés. Mais il semble encore chercher une issue, une voie entre la défaite face à la révolution et un massacre donnant prétexte à une intervention étrangère. Par contre, s’il décide de tout mettre en oeuvre pour écraser les insurgés, on peut s’attendre à un tapis de bombes, ainsi qu’à des armes chimiques.
Je suis parti à Brega, puis à Benghazi, après la perte de Ras Lanouf, vers 17H. Malgré son apparente « simplicité », le désert est bien un terrain en trois dimensions. On pourrait croire que les révolutionnaires n’en utilisent que deux, en réalite, ils n’en utilisent qu’une : la route. C’est la rançon de la guerre en jeans de marque et parfums bons marchés, personne ne se rapporte au terrain (et au reste) comme à un espace lisse ; personne ne batit de défenses, ne creuse d’abris, ne cherche à se cacher. Le soir-même, les troupes loyalistes pilonaient Brega. Du côté des insurgés il se mumure que l’armée (ou ce qu’il reste d’armée reguliere) a en réalité tendu un piege à Kadhafi en lui laissant Ras Lanouf, et que l’offensive des insurgés reprendra dès demain depuis Brega. Le fils Kadhafi, lui, prétend désormais vouloir marcher sur Benghazi.
C’est un objectif d’importance, puisqu’il s’agit de la plus grande ville encore tenue par les insurgés, et c’est là qu’a élu domicile le Conseil National de Transition. La décision de la France aujourd’hui de reconnaître ce dernier comme seul interlocuteur légitime pour la Libye, ainsi que l’action de la diplomatie française sur place, a produit l’apparition de drapeaux bleus-blancs-rouges un peu partout et de délicieux slogans, tels ces « Merci Sarkozy » scandés par des femmes en niqab (vous apprécierez l’ironie de la situation).
On peut s’avancer à dire que la Libye connaît une insurrection, un soulèvement populaire, mais pas encore une révolution. Contrairement, à ce que l’on pouvait certainement voir à Téhéran en 1979, il faudrait être sacrèment borné pour voir ici une situation de révolte contre l’Occident, ou même un début de critique de l’idee de la vie hégémonique dans nos pays. La situation est même fort différente de celle de la Tunisie pendant l’occupation de la Casbah ou de l’Egypte pendant celle de la place Tahrir. Ce qui prévaut ici c’est une unité contre le tyran Kadhafi. Il n’est pas question pour l’instant d’autre chose que d’un changement de dirigeants. C’est ce que montre encore le soutien dont peut se prévaloir le Conseil National de Transition, dont le rôle se limite principalement pour l’instant à des tractations diplomatiques.
Il y a quelques jours, un lecteur avait posé une question sur l’influence de la « structure tribale » de la Libye sur l’insurrection. Il posait notamment la question des réglements de compte, ou de la naissance d’un nouveau régime autoritaire basé sur cette structure.
Le caractère tribal de la guerre est en vérité peu marquant. Peut-être est-ce en partie lié au fait que la guerre se situe plutôt dans le nord du pays. Quoiqu’il en soit l’armée des shebab est une chose bigarée, composée de gens de toute la côte ouest du Cyranéïque. Il y a ici des personnes orginaires du Tchad ou du Mali vivant depuis longtemps sur la côte libyenne, sans compter les nombreux Egyptiens, et même quelques étudiants palestiniens, venus soutenir l’insurrection.
S’il devait y avoir des luttes d’influence entres groupes tribaux, cela passerait plus certainement par les toutes jeunes institutions.
Quant à l’armée de Kadhafi c’est avant tout une armée payée. Cette guerre apparaît de plus en plus comme une guerre privée d’un homme contre un peuple.
Ce qui nous amène à une seconde question qui a été posée, concernant le soutien étranger à l’insurrection, et l’éventuelle création de brigades internationales (comme ce fut le cas durant la guerre d’Espagne).
Pour ce qui est du soutien logistique, ce qui pouvait être fait très vite est déja en cours. Sur le front, il ne manque ni de nourriture, ni de vêtements, ni d’eau, ni d’argent, ni d’armes légères. C’est le fait des premiers pillages, mais aussi de livraisons de matériel, qui semblent venir des Emirats arabes, de Dubaï, et surtout d’Egypte. Ce qui manque désormais aux insurgés (en terme de matériel militaire en tout cas) ce sont des armes lourdes, et la coordination ainsi que les connaissances nécessaires à leur emploi. Il a déjà été écrit beaucoup de choses sur l’inexpérience des insurgés sur le front.
Beaucoup de blessés le sont par des tirs de petit calibre, que l’on peut soupçonner être en fait des tirs amis. Leurs mitrailleuses 12,7mm ont tendance à s’enrayer. Et ils ne disposent pas de certaines informations militaires importantes (des tables de tir pour leurs armes soviétiques, par exemple).
Si la guerre s’éternise on peut toujours s’attendre à ce que des combattants d’autres pays arabes (voire d’ailleurs) viennent rejoindre les insurgés – je parle du monde arabe parce qu’il est dans son entier lancé dans un mouvement commun qui a connu des succès et des échecs variés depuis la Tunisie. Mais, pour l’instant, à l’évocation d’éventuels combattants « étrangers » les gens ici éprouvent plutôt de la méfiance (crainte de la récupération, par exemple).
Q., D., E., Benghazi, le 11 mars.