Les événements qui ont lieu dans le monde arabe depuis fin 2010 continuent de faire couler de l’encre. Mais une encre qui semble pâlir au fur et à mesure où le temps avance. Deux hypothèses : ou bien ce sont les révolutions elles-mêmes qui flanchent, ou bien se sont les commentateurs, observateurs, experts dont la plume évolue. Rien, de mon point de vue, ne confirme la première hypothèse, mais beaucoup de soupçons se portent sur la deuxième.
Pour commenter les révolutions il faudrait sans doute commencer par définir ce que c’est. Dans les manuels d’histoire, celles-ci sont d’autant plus saluées qu’elles sont lointaines, géographiquement ou historiquement. Mais y a-t-il des caractéristiques qui permettraient de faire des pronostics sur l’avenir de celles qui sont en cours ? Y a t-il une « théorie de la révolution » à laquelle les commentateurs se réfèrent ? On peine à trouver dans les différentes contributions quelque chose qui aille au-delà de la définition du petit Robert : changement radical sur une brève période de temps. La discussion se déplace alors sur l’appréciation de « radical » et de « bref ». C’est déjà un pas.
Tout le monde conviendra qu’une période de quelques mois à l’échelle de l’histoire d’un pays peut être qualifiée de brève. Mais qui peut juger du radical hormis les acteurs eux mêmes ? Concernant la révolution en cours en Égypte, on peut lister les problèmes qui ne sont pas encore réglés : la pauvreté, la corruption, l’organisation des prochaines élections, les réformes de l’éducation, les salaires, le droit du travail, à la santé, les questions d’environnement… On peut aussi lister les problèmes nouveaux qui se posent à elle : l’insécurité, la crise du tourisme, le recul des investissements, l’apparition des mouvements islamistes sur la scène publique. On peut lister aussi les problèmes qui se posent à l’étranger qui visite ou réside dans le pays (c’est souvent l’étranger qui commente) : l’insécurité, les bouchons dus aux manifestations, la poussée du port du hijab, les croisières annulées…
Quel est le seuil à partir duquel le label de révolution est acquis ou perdu ? L’Égypte a arrêté et s’apprête à juger son président, la famille de celui-ci, les plus éminents responsables du PND et les ministres corrompus du précédent gouvernement, des dirigeants d’entreprise et des hommes d’affaires. Leurs biens sont confisqués, les comptes sont épluchés…Oui, un certain nombre de délinquants en col blanc sont encore dehors ; oui, il faut régulièrement que les jeunes se mobilisent pour que les procès annoncés se concrétisent… Mais le simple fait que ces procès aient lieu est le symbole d’une rupture décisive : le droit n’est plus celui du plus fort ! Ce renversement est palpable en Égypte depuis début février, avant même que Moubarak ne tombe. Il y a bien un moment seuil, un moment palpable, où la dictature perd la main, même si elle poursuit une répression sans nom. A ce titre, il semble bien que la révolution ait commencé en Syrie, où les lendemains de massacres rassemblent plus de manifestants que la veille, où la peur donc, a changé de camp.
Quand on néglige dans les analyses produites, le fait que les peuples « relèvent la tête » comme le disent les égyptiens, on ignore l’essence même d’une révolution : un processus d’émancipation dont l’idée devient hégémonique pour tout un peuple (Gramsci peut encore nous apprendre des choses). Un processus qui ne se cantonne pas à des idées généreuses mais que l’on peut décrire à l’aide d’éléments concrets qu’il faut décider d’observer, à la loupe si nécessaire. A cet égard, la couverture médiatique en France de la création des nouveaux partis de gauche en Égypte, des alliances politiques qui se forment, des nouveaux syndicats indépendants et des espoirs qu’ils soulèvent pour les droits des travailleurs, des luttes actuelles dans les entreprises, ou des initiatives culturelles inédites, est consternante.
Le récent papier de Thomas Cantaloube interviewant sur Mediapart un membre qatari d’un Think Tank américain soulève d’autres questions. Parler de la fin « du printemps arabe » est déjà en soi, une forfaiture. 1/ L’appellation de printemps arabe est une pure invention occidentale, y compris l’expression « révolution de jasmin » pour qualifier la première d’entre elles. 2/L’entame « les « révolutions » dans le monde arabe ont basculé dans la guerre et la répression » est quelque peu contestable : une seule a basculé dans la guerre (guerre que l’on pourrait nommer la « guerre de BP-Total » ), une seule vit une répression sanglante, la Syrie,et les cas de de la Tunisie et de l’Egypte ne se résument pas à ces deux mots ; même le Yémen vit une situation beaucoup plus complexe. 3/ « L’optimisme d’hier est devenu le pessimisme d’aujourd’hui » … Pour ce qui est de T. Cantaloube, sa période d’optimisme a été particulièrement brève concernant l’Égypte au moins. Mais y compris si davantage de gens sont pessimistes, quel outil de compréhension cette remarque apporte-t-elle ? Que c’est difficile de faire une révolution ? Eh bien oui. Tout le monde pourrait avoir l’humilité de le reconnaître.
Et c’est à cet endroit qu’il y a, me semble-t-il, un deuxième biais : d’où parlent les commentateurs de révolutions ? Les termes positifs qui ont été utilisés au début pour les décrire signifient-ils un engagement en faveur de la réussite de ces révolutions, ou seulement l’appréciation provisoire et convenable (convenue ?) que ces révolutions sont des valeurs sûres ? Les lecteurs de Médiapart sont suffisamment aguerris pour s’être interrogés dans leurs commentaires sur la posture du responsable de TT américain. Sans sombrer dans la dénonciation du complot et voir la main de la CIA partout, on peut effectivement s’interroger. Shadi Hamid nous révèle comme un scoop que les dictateurs « ne vont pas abandonner le pouvoir sans se battre », nous renvoyant sur le mode de l’expertise une parole légitimée par le crédit de naïveté qu’il fait lui-même aux révolutionnaires… Le procédé n’est pas très élégant.
Bien sûr que les dictateurs, et les cohortes de profiteurs qui se sont engraissés avec eux, ne vont pas lâcher le magot comme ça. La révolution ne fait donc que commencer, y compris en Tunisie et en Egypte. A cet égard une question intéressante serait : est-ce qu’on s’attaque davantage aux pouvoirs des oligarchies aujourd’hui qu’hier ? La réponse est évidemment oui. Est-ce que les peuples sont moins résignés aujourd’hui qu’hier ? La réponse est encore oui, et en plus, la contagion est dans le bon sens !
Un autre traitement de l’information qui pose problème est le micro-trottoir. Le prisme du chauffeur de taxi, dans tous les pays du monde, est redoutable et amplifie, la plupart du temps, les visions les plus réactionnaires. C’est le risque que prend le papier de Claude Guibal pour le journal Libération datant du 28 mai. Les éléments d’informations qu’il contient, pris un par un, sont véridiques (quoique qualifier le Pdg de Google Egypte, Wael Ghonim, de « figure phare de la révolution » est assez discutable). Rassembler un patchwork de « sentiments individuels » sur l’insécurité, la montée des salafistes, la crise économique, les piétinements de la révolution peut constituer une « prise de température » des différentes contradictions que traverse une société. Mais ce qui est lourd de sens, c’est que ce papier est écrit le lendemain d’une énorme manifestation à laquelle les mouvements islamistes recommandaient de ne pas participer et qui a rassemblé, malgré les menaces d’attaques savamment distillées, des dizaines de milliers de personnes sur l’idée d’une deuxième révolution, associant les travailleurs et la société civile et formulant de nouvelles exigences. Le quasi-silence sur les enjeux de ce deuxième « jour de la colère » provoque une toute autre lecture de la journée. Une brève sur la manifestation titrée « Les cairottes crient leur rancoeur« , publiée le même jour dans le même journal, ne compense pas vraiment cela en parlant « d’ultime » journée (au lieu de deuxième) et de rancœur (à la place de colère). Les mots sont lourds de sens. De fait, le succès de cette journée est passé complètement sous silence dans la presse française.
Si on y réfléchit davantage, les journalistes qui essayent tant bien que mal de couvrir ces événements n’ont pas la tâche facile et après tout ils n’ont pas été recrutés sur la base de leurs « compétences révolutionnaires ». La posture de l’Occident observant ces révolutions est peut être davantage en cause. Basculer du soutien de la dictature à l’éloge de l’insurgé n’est pas un exercice facile. Surtout quand, après une période dite « d’euphorie » (qui a provoqué tout de même ici 800 morts et des milliers de blessés) les révolutionnaires décident de s’attaquer à l’injustice sociale, aux dégâts du capitalisme, aux droits des travailleurs. Autant de sujets sur lesquels nos pays ne sont pas franchement en position de donner des leçons. Comment une Europe, capable par exemple de donner en pâture aux banques quelques uns de ses pays membres, pourrait-elle soutenir de façon indéfectible des peuples qui s’attaquent à cette logique de l’argent-roi ? Il y a comme une schizophrénie rampante qui rend très difficile la recherche du ton juste.
Enfin pour finir, comprendre une révolution en marche est une tache extrêmement complexe et il est évident que les informations mises bout à bout ne forment pas une analyse. « Plus personne ne comprend rien » affichait la semaine dernière un cairotte sur son pare-brise arrière. C’est aussi le sentiment de beaucoup d’observateurs. Mais cela veut seulement dire que la réalité est difficile à appréhender.