• TUNIS : COUVRE-FEU ET CONTRE-FEUX

    Tunis: Couvre-feu et contre-feux.

    Se trouver | 09/05/2011 at 20:51

    Mercredi 4 mai, dans l'après-midi, la Tunisie découvre une vidéo explosive postée sur les réseaux sociaux avant que toutes les radios du pays n'en reprennent le contenu.

    Une interview de Fahrat Rajhi, ex-ministre de l'intérieur destitué par le premier ministre Béji Caïd Essebsi à la fin du mois de mars, a véritablement mis le feu aux poudres. Fahrat Rajhi fut notamment responsable de la dissolution du RCD et de la confiscation de ses biens. Cet ancien magistrat détesté par les cadres de son ministère avait échappé de peu au lynchage par ceux-ci lors de sa prise de fonction. A l'origine du limogeage de plusieurs responsables policiers, il fut par la suite jugé trop dérangeant et trop dangereux par la hiérarchie policière et depuis remplacé par Habib Essid.

    Dans cette vidéo, on le voit et l'entend révéler la préparation d'un coup d'état par le général et chef d'état-major des armées Rachid Ammar, pour prendre le pouvoir en cas de victoire électorale des islamistes aux élections du 24 juillet. Il révèle le rôle que sont en train de prendre les Sahéliens (de sahel ou littéralement la côte, région côtière entre Tunis et Sfax comprenant les villes de Sousse, Monastir et Mahdia dont est originaire la majeure partie de la classe politique tunisienne depuis l'indépendance, Habib Bourguiba et Zine Ben Ali en sont les plus notoires représentants) qui ne voudraient pour rien renoncer au pouvoir ou la direction occulte de Kamel Letaiëf, ex-ami intime de l'ex-dictateur, homme d'affaires et magnat du bâtiment, l'accusant de diriger le gouvernement et de désigner les ministres en sous-main. Des propos que Fahrat Rajhi a violemment regretté dès le lendemain, provoquant aussi les réactions attendues et convenues des autorités qui démentaient farouchement ces assertions.

    Cependant, il n'en fallait pas beaucoup plus pour jeter de nouveau sur l'avenue Bourguiba à Tunis plusieurs centaines de personnes, venues là pour appeler au départ du gouvernement de transition. Depuis les marches du théâtre municipal jusqu'aux lignes de barbelés qui protègent le ministère de l'intérieur, l'on pouvait entendre « Echaâb yourid ethaoura min jadid (Le peuple veut une nouvelle révolution) », « pas de peur, pas de terreur, la souveraineté est entre les mains du peuple » ou « Peuple, révolte toi contre les restes de la dictature ». Le rassemblement fut dispersé par la force deux heures plus tard par les BOP (Brigades de l'Ordre Publique, équivalent des CRS).

    Vendredi 6 mai en tout début d'après-midi, un nouveau rassemblement fut organisé encore avenue Bourguiba et cette fois-là les BOP s'illustrèrent encore dans leur registre habituel. Et si, en France, on en est encore à considérer qu'il y ait de bons et de mauvais flics, le fameux et inénarrable duo comique du gentil et du méchant des millions de français qui ont connu le grand spectacle de la garde à vue, à Tunis, il est bien difficile de distinguer chez le flic moyen s'il n'est que pervers ou s'il n'est que pervers et brutal. La seconde forme semble remporter tous les suffrages en ces temps démocratiques chez les BOP. Il est d'ailleurs assez rare de ne pas voir une charge de police s'interrompre pour rebrousser chemin sur une vingtaine de mètres afin d'aider un collègue à finir à coup de pieds et de matraques une personne jetée au sol à l'aide de ses propres cheveux. La plupart du temps, celle-ci est laissée inanimée sans volonté particulière de l'interpeller.

    Tout le reste de cette après-midi, les affrontements continuèrent dans tout le centre de Tunis, les journalistes et photographes furent systématiquement poursuivis, comme jusqu'au siège du quotidien La presse de Tunisie où les BOP rappelèrent cet organe de presse si proche de Ben Ali au souvenir de cette si douce dictature. Si MAM n'eut finalement pas le temps de faire parvenir quelques livraisons de palettes de grenades lacrymogènes, la police n'en est pas pour autant en manque puisque des sociétés américaines ont suppléé à cette absence actuelle de la diplomatie française. Une générosité limitée puisque personne n'a pourtant songé à équiper les BOP de masque à gaz. Ce qui, au vu de leur propre penchant à arroser leur environnement de lacrymogènes, les met dans une situation tout aussi lacrymale que les émeutiers. Bref les tunisois ont éprouvé dans les larmes et les plaies que leur police n'avait pas connu de révolution depuis le « miracle » du 14 janvier. Malgré ce que cet article révèlera un peu plus loin et ci-dessous.

    A signaler que plusieurs commissariats ont été incendiés vendredi soir dans des municipalités du Grand Tunis. A Ben Arous, au Kram et à La goulette entre autres. Ce dernier avait été réinstallé dans de nouveaux locaux suite à l'incendie de l'ancien et dont ce blog avait publié quelques photos il y a moins d'un mois. Le Couvre feu a été décrété hier dans tout le Grand Tunis (Tunis, Ariana, La Manouba, Ben Arous) jusqu'à nouvel ordre, de 21h à 5h du matin, par décision des ministères de l'intérieur et de la défense nationale.

    Ces événements sont à considérer dans une ambiance politique empoisonnée à tous les niveaux par deux éléments non négligeables. La réhabilitation forcée des forces de sécurité et le régime de la rumeur. Deux éléments qui s'intègrent dans un processus politique qui consiste à faire passer un suppositoire à pachyderme dans un trou de souris. L'image est grossière mais certainement moins que cette tentative d'obliger le peuple tunisien à choisir entre liberté ou sécurité. Certains chroniqueurs et éditorialistes n'hésitant pas à plagier un ex-trotskyste et ex-loser présidentiel, Lionel Jospin, en affirmant, comme il l'avait fait en 1997, augurant du climat sinistre et délirant agitant depuis l'ensemble de la classe politique française, que la première des libertés est la sécurité.

    Cela fait déjà plus d'un mois que l'artillerie lourde du gouvernement national de transition, entre autres, bombarde les esprits pour transformer les forces de sécurité de Ben Ali en acteur de la révolution tunisienne. Le point d'orgue dans ces manœuvres dignes de l'intelligence d'artilleurs serbes sur les collines de Sarajevo furent les festivités organisées à Carthage par le président par intérim Foued Mebazaa en présence du ministre de la justice Karoui Chebbi et l'actuel ministre de l'intérieur Habib Essid commémorant le 55ème anniversaire de la création des forces de sécurité le 18 avril.

    Au cours de cette cérémonie pleine de remises de galons et de galoches en tout bien tout honneur, les flics sont quand même des gens virils et même souvent des mecs, des vrais, Le président Mebazaa a honoré la mémoire de ceux « qui ont perdu leurs vies dans l'exercice de leurs nobles fonctions pour protéger les tunisiens et défendre la patrie ». Appelant les forces de sécurité intérieure à « faire preuve de labeur et de vigilance pour préserver les principes du système républicain et le prestige de l'État ».

    Insistant ce jour là sur la nécessité de consolider les acquis de la révolution, défendre la souveraineté de l'État et s'imprégner des principes démocratiques et des droits humains. Saluant au passage les grands sacrifices et la détermination des forces de sécurité intérieure à préserver la souveraineté de la patrie et protéger les instituions de l'état, à rétablir la sécurité et à rassurer les citoyens en faisant respecter la loi et servir l'intérêt public. Pour continuer avec ces déclarations proprement indigestes, le ministre de l'intérieur a ponctué cette cérémonie en rappelant « la pleine appartenance » des forces de sécurité intérieure au peuple tunisien et « leur ferme » volonté de participer à la sauvegarde des acquis de la révolution et à la réalisation de ces objectifs.

    Il a affirmé qu'il ne ménagera aucun effort pour permettre aux cadres et agents de la sécurité intérieure d'accomplir leurs missions dans les meilleurs conditions afin de consolider le rétablissement de la sécurité et la reprise économique du pays. « Notre relation avec le citoyen doit être basée sur la confiance, le respect mutuel, la transparence et la primauté de la loi ». Ces interventions se sont conclues sur une cérémonie en mémoire des deux martyrs des forces de la sécurité intérieure. Le ministre rappelant « L'important rôle de ces agents dans la protection de la révolution ». Une minute de silence a ensuite été observée à leur mémoire.

    A Thala, les familles des martyrs tombés, comme tant d'autres en Tunisie lors des journées de décembre et janvier, attendent toujours des inculpations de moins en moins probable de policiers identifiés comme les assassins.

    Le lendemain de cette odieuse cérémonie, le quotidien Le temps titrait « Les BOP se défendent : Il n'y a pas de sniper dans nos rangs ». Le journal citait là d'obscurs responsables, sans jamais les nommer, qui prétendaient que ces snipers étaient venus de Libye et financés par Kadhafi en personne.

    Le journal n'hésitait pas non plus à se lancer dans de périlleuses analyses. « Maintenant que le président a pris la fuite, il est temps que justice soit faite, surtout pour la perte en vies humaines dans la population. Mais le fait que la police ait toujours été sommée d'exécuter les ordres, comme cela se passe dans n'importe quel autre pays, suffit-il qu'on la juge automatiquement coupable de meurtres de civils, avec préméditation en plus, et sans de surcroît en établir les preuves.

    Le responsable ne serait-il pas surtout celui qui les a donnés? ». Habile, très habile quand on sait qu'aucun ordre écrit n'a été donné pour réprimer. Si on ne peut savoir qui les a donnés ces ordres, c'est donc que ce n'est la faute de personne et surtout pas la faute de ces pauvres petits instruments de la terreur qu'étaient les BOP. Dans le même article on pouvait également lire les déclarations d'un lieutenant de police. Celui-ci y affirmait qu' « On utilisait des bombes lacymogènes et on voyait des gens mourir devant nous, nous en étions choqué nous aussi ». Cet article s'acharnait à faire la scabreuse démonstration que la police n'avait fait qu'exécuter les ordres rappelant en guise de conclusion qu'« on comptait 90 maisons de policiers incendiées, 2 morts par balles et plus de 600 gravement blessés dans le corps de police ». Pauvres biquets...

    Rappelons aussi qu'entre autres à Sidi Bouzid et Kasserine, des familles affirment que les agents des forces de l'ordre ont assassiné de sang froid. Plusieurs d'entre elles disposent de listes nominatives dont elles réclament en vain depuis des mois l'arrestation et le jugement. Ces assassins continuent pourtant à se promener tranquillement sans être inquiétés. Et bien que ces familles organisent régulièrement des manifestations pour pousser les autorités à agir, celles-ci font la sourde oreille. Un tueur notoire est même monté en grade à Sidi Bouzid et on lui a décerné cette promotion à titre de récompense pour « ses mérites pendant la révolution ».

    Dès lors tout est possible et le 20 avril, les agents des forces de l'ordre ont fait grève. Enfin une grève d'un genre particulier. Ceux-ci ont porté un brassard rouge pour protester contre toutes ces accusations qu'ils jugent infondées et qui essaient de leur faire porter le chapeau de la répression. Ces dénégations répétées des forces de police ont même poussé les militaires à faire un communiqué officiel dans lequel ils affirmaient qu'ils n'avaient jamais tiré sur la population. Alors si c'est pas toi et si c'est pas moi, c'est qui ? Personne ? Et c'est ainsi que les forces de l'ordre tentent très grossièrement de se disculper en désignant selon eux les vrais responsables des tueries. Les mystérieuses milices du RCD à la solde de Kadhafi utilisant des munitions israéliennes parce que sa mère était juive. Des choses que l'on entend vraiment trop souvent dans la bouche des tunisiens.

    L'Etat joue sur le pourrissement de la situation et sur l'inquiétude engendrée par cette période de transformation. Les peurs sont comme partout instrumentalisées. Et depuis quasiment deux mois, beaucoup de tunisiens s'en sont aussi donnés à cœur joie dans les tribunes offertes par les journaux et autre rubriques d'opinions comme dans les discussions de café pour fustiger l'inaction des forces de l'ordre face à ce qu'ils dénoncent comme un climat d'insécurité générale. Les vendeurs à la sauvette, les hooligans, les mendiants, les évadés de prison, les sit-in et autres grèves faisant d'office figure d'épouvantail à moineaux. On les accuse de tous les maux et surtout de compromettre la situation du pays. On se plaint d'un manque de sécurité et donc de police.

    Il est vrai que celle-ci avait de bonnes raisons de se faire oublier un moment ou au mieux de se faire un tant soi peu discrète. L'armée suppléant à cette absence temporaire et nécessaire. Vu la place qu'elles ont occupé et le rôle qu'elles ont joué pendant la dictature bourguibio-benalienne, comment pourrait-il en avoir été autrement après une révolte faisant chuter ce qui était un véritable état policier.

    Pourtant vu de Tunis, on assiste depuis plusieurs semaines à un retour progressif et certain de ces forces de sécurité. Comme le soulignait un ami de Gabès, peut-on imaginer un état sans police ? On ne peut répondre fatalement que par la négative à une question aussi implacable. La force d'un État étant à la mesure de sa capacité à exercer sans partage son monopole de la violence. Nous serions tentés d'ajouter une question subsidiaire. Peut-on imaginer une révolution sans État ? La question évidemment feinte car il ne s'agit pas de l'imaginer, il faut pouvoir en élaborer sa possibilité concrète. Une réponse peut-être prétentieuse mais nécessaire s'il l'on ne veut pas voir les éternels schémas historiques se répéter.

    En Tunisie pour l'instant, la révolution prend les mêmes et recommence. Tout comme il n'est pas possible de liquider totalement les deux millions de tunisiens qui faisaient partie du RCD, il semble difficile pour les tunisiens de ne pas pouvoir envisager de se passer de cette police qui fut celle de la dictature et qu'ils voudraient comme par magie voir devenir du jour au lendemain celle de la nouvelle Tunisie « révolutionnaire ».

    Dans un article à paraître bientôt, nous tenterons de dire en quoi et comment le régime de la rumeur comme artefact politique alimente ce processus de restauration de l'autorité de l'État et de réhabilitation de la police. Quels sont les enjeux immédiats d'une révolution sans nul doute possible, inachevée ?


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