• NOYADE(S)

    Partout où tu tournes les yeux, les mêmes méchants crétins qui se poussent du coude. Un vrai festival… Les connards sont à la fête, occupant tout l’espace et ne t’en laissant qu’une portion de plus en plus congrue. Les malsaines rancœurs et haines recuites de ces tristes sires risquent bien - à la longue - de t’asphyxier. Même : c’est déjà fait. Tu te noies. Abysses.

    Noyade(s)

    mercredi 23 juin 2010, par JBB

     

    Ils ont repeint le monde à leur couleur. Gris.

    Ça ne s’est pas fait en quelques jours. Ni semaines, ou même mois. Il a fallu du temps, et le mouvement - s’il s’est largement accéléré ces trois dernières années - est enclenché de longue date. Racines dans les clinquantes années 1980, soudaine apogée libérale tout autant que première mise à l’encan de boucs émissaires - quand les profits grimpent aussi vite que le chômage, il faut bien monter en épingle quelques faciles culpabilités, gens venus d’ailleurs, jeunes exclus et autres pas-comme-nous. Les années 90, pour confirmer, exclusions croissantes et stigmatisations itou, périls partout, terrorisme, chômage, jeunes à casquettes - et des flics en face, plein de flics.

    Et puis, le nouveau millénaire, si mal parti qu’on sait déjà qu’il n’aura rien de neuf, vieux goût de déjà-vu, danger prétendument international, pays rangés en ordre de bataille, peur sur la planète, barbus, mahométans, bombes dans les slips ou les chaussures, antienne perpétuelle pour dire que tu peux sauter n’importe quand, dans l’avion, le métro ou la Tour Montparnasse - et des flics en face, des soldats aussi, pleins de flics et de soldats.

    Trente ans. Dix pour te donner peur de l’avenir, instiller la crainte du chômage, pour te faire baisser les yeux et comporter en parfaite éponge salariale, ne pas déplaire surtout, obéir, travailler, travailler encore. Dix autres pour te donner peur de tes semblables, nous séparer, répartir en tant de petites cases - arabes, jeunes, banlieusards, précaires, noirs, chômeurs…- , exclus à étiquettes individuelles, chacun la sienne et pas de combat commun, de classe ou de front uni. Et les dix derniers pour te donner peur de l’univers, le tout proche et le tout lointain, angoisse répandue sur toutes choses, menaces à l’autre bout de la planète ou de l’autre côté du périphérique, malaise, la haine qui grimpe, grimpe, sans qu’on sache si elle va s’arrêter un jour.

    C’est comme ça : un jour, tu te réveilles entouré de dangereux cons. Eux ne l’ont pas tous toujours été, gens qui changent au gré des fils tirés pour faire accroître les rancœurs et les angoisses, sortes de marionnettes avec un libre arbitre à périmètre très limité, gens qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez à force qu’on leur souffle dedans ; trente ans de méchante bise et de vent contraire, ça finit simplement par vider le cerveau. Plus rien dans le ciboulot, sinon cette certitude qu’on les menace, attaque, vole, spolie, bouscule - meute devenue hargneuse à force de s’entendre dire que la gamelle n’était qu’à moitié remplie à cause d’eux, là-bas, les autres, les différents, ceusses d’un autre pays, ethnie, origine, région, ville, quartier. Le pis, c’est que ça fonctionne avec tous. Avec les crétins évidemment, les méchants de nature, ou les nantis, bourgeois craignant de ne plus l’être. Mais avec les autres aussi, pauvres en ayant marre de l’être et humiliés fatigués de se faire traiter en moins que rien.

    Trente ans de travail au corps, ça pèse, ça marque. L’adversaire - le vrai, l’ennemi de classe - a disparu, remplacé par une imaginaire multiplicité de menaces. La combativité s’est muée en peur, crainte de tout et de chacun, trembler devant la télé, en lisant ton journal, au coin de la rue ou dans les transports en commun - puisqu’il faut trembler en permanence. L’espoir est devenu haine, et chacun se pique de solder d’imaginaires comptes au lieu de régler la seule véritable addition, celle que devraient payer - rubis sur l’ongle et P38 contre la tempe - les souffleurs de haine et instigateurs du désastre. Eux peuvent sereinement poursuivre leur malsain petit jeu et continuer à engranger profits/puissance/pouvoir : nul ne les inquiète. Mieux, plus ils se comportent d’indigne façon, plus ils en cueillent de gains. C’est là l’avantage des petites graines semées bien en amont et cultivées avec soin : les mauvaises herbes qu’elles donnent alors ne sont pas de celles qu’on arrache aisément.

    L’incroyable raz-de-marée de méchante crétinerie qui frappe en ce moment notre (ce qu’il est convenu d’appeler) pays ne va sans doute pas refluer en quelques jours, mois ou semaines. L’exacerbation nationale, le chant du drapeau, la stigmatisation perpétuelle et la culture de la haine vont poursuivre leur petit bonhomme de chemin, rebondissant à l’envi sur les plus pathétiques des occasions, matchs de foot [1] ou faits divers, déclarations politiques ou manifs glauques [2]. Et chaque prétendu incident, chaque pseudo et fallacieuse preuve d’une aggravation des choses ne fera, au final, que réellement aggraver les choses, parce que tout est fait pour qu’il en aille ainsi. Parce qu’ils ont repeint le monde à leur couleur. Et il va falloir des efforts - beaucoup - et du temps - beaucoup - pour y ramener un peu de rose et de rouge.

    Notes

    [1] La grande chasse symbolique aux « racailles » organisée en réaction à la ridicule défaite de l’équipe de France, les débordements verbaux à laquelle elle a donné lieu, attendus (Finkielkraut) ou non, ne peuvent que laisser pantelant et écœuré. Quand on en arrive à proposer une lecture ethnique d’une défaite sportive…

     

    [2] Dans le genre, celle qu’une partie de la communauté chinoise vient d’organiser à Belleville, il y a quelques jours, manif sécuritaire tournant à la chasse aux noirs et aux arabes, se pose là.


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