• BAHREÏN : LE PEUPLE A REPRIS LA PLACE DE LA PERLE

    Le peuple a repris la place de la Perle

    Incroyable journée au Bahreïn, qui a commencé avec les pires craintes et s'est terminée avec le retrait des forces de l'ordre de la place de la Perle. Une immense foule y fête sa victoire, et les gens continuent d'affluer par milliers.

    Tout a commencé dans une certaine confusion : dans la matinée, des hélicoptères survolaient la capitale à basse altitude, mais en même temps, on apprenait que les chars avaient été retirés des rues de la capitale. Ensuite, il s'avère qu'ils ont été remplacés par les forces spéciales que certains Bahreïnis craignent encore davantage que les soldats.

    Comment fallait-il interpréter ces signes contradictoires en cette journée qui s'annonçait tendue ? On était 48 heures après l'assaut brutal contre le campement de manifestants, et moins de 24 heures après de nouveaux affrontements aux abords de cette place, faisant à nouveau des dizaines de blessés dont au moins trois dans un état grave.

    Face à cette escalade, les organisations d'opposition avaient repoussé à mardi une grande manifestation initialement prévue pour ce samedi, mais beaucoup de jeunes voulaient quand même y aller et tenter de forcer le passage vers la place de la Perle.

    Quelques milliers de personnes se rassemblent ainsi à l'hôpital Salmaniya, d'autres à l'intersection entre Bourhama et Sanabis. Sanabis est un bastion chiite, tandis que Bourhama avait été entièrement bouclé par la police depuis mercredi matin par des barrages routiers et des barbelés. Sur un terrain vague, des chars et des Hummers kakis étaient garés depuis.

    Les chars ont été retirés, mais ce sont maintenant les gros 4x4 blancs-bleus qui y sont stationnés, avec plusieurs rangés d'hommes derrière leurs boucliers.

    La foule se densifie petit à petit. Puis, c'est Ibrahim Charif qui arrive. Il est le chef du parti de gauche et laïc Waad (promesse), figure historique très respectée. Il est vite entouré d'une foule de jeunes, sans parler de journalistes étrangers. Là-dessus, un officier de police s'approche des barbelés et parle à quelques militants. L'un d'eux arrive, hors de souffle et interrompt l'interview avec un journaliste américain : "Charif, il a dit 'attendez un peu et vous aurez de bonnes nouvelles !'"

    Enigme ! Qu'est-ce que cela peut vouloir dire ? Charif en tout cas se saisit d'un mégaphone et s'adresse à la foule : "On va rester, le jeunes, mais on ne va pas marcher sur le place de la Perle aujourd'hui, puisqu'on n'est pas assez nombreux. Préservons devant la presse internationale présente aujourd'hui cette image d'une jeunesse pacifique."

    En effet, beaucoup avaient apporté toutes sortes de fleurs et scandaient "silmiya, silmya ! (pacifique, pacifique !)" Puis la foule fait signe au chef policier, debout à deux cents mètres derrière les barbelés, de s'approcher. Charif les arrête, puis contourne les barbelés pour se diriger vers un attroupement de forces spéciales faisant barrage sur la route menant vers la place de la Perle. Il est accompagné seulement deux autres personnes (ainsi que de l'auteur de ces lignes).

    Le chef policier, Issa Qattan, vient à sa rencontre. Ils se serrent la main, puis le policier sermonne : "Il faut de l'accalmie. Vous voyez bien qu'on ne vous attaque pas aujourd'hui. Prenez-le pour un signe de bonne volonté du roi. Mais il faut de l'accalmie !" Charif lui répond en énumérant les revendications de l'opposition : des informations sur les dizaines de personnes dont on est sans nouvelles, la possibilité de manifester librement, qu'on arrête de mentir dans les médias officiels sur la réalité des événements. Ils en restent là, et après avoir offert une fleur et un drapeau du Bahreïn à son interlocuteur, Charif repart.

    Il s'adresse à nouveau à la petite foule, par mégaphone, pour redire le même message : pas de marche aujourd'hui sur la place de la Perle, rester pacifiques pour donner une bonne image. Les jeunes acceptent, en maugréant un peu. Des militants forment alors une chaîne humaine devant cette route menant à la place, mais quelques-uns passent outre. Puis, soudain, c'est le déferlement : tout le monde s'engouffre dans cette rue. Le barrage policier a été levé ! La foule exulte, se rue dans la brèche, marche sur la place de la Perle.

    Pourquoi le barrage a été levé ? On ne le sait pas. Qui a donné l'ordre ? Non plus. Toujours est-il que le défilé grossit en avançant. Plus en s'approche de la place, plus les gens se mettent à courir, en ayant l'air de plus en plus radieux, incrédule, surpris d'être là. Personne n'avait prévu ça. Puis d'autres manifestants arrivent de l'autre côté, du côté de l'hôpital de Salmaniya. Là aussi, le barrage a été levé, apparemment dans des conditions un peu plus confuses, puisque du gaz lacrymogène est tiré.

    Petite inquiétude quand arrivent des dizaines d'ambulances. Y aurait-il des blessés ? Non, ils viennent "pour le cas où". Et peut-être aussi, voire surtout, pour se faire acclamer par la foule. Par leur courage, cherchant les blessés dans les pires conditions, étant parfois pris à partie et menacés par les forces de l'ordre, ils sont devenus les héros. On lance des brassées de bonbons sur les ambulances, les infirmiers sont portés sur les épaules et applaudis.

    La nouvelle fait le tour du pays en un clin d'œil et la foule continue d'affluer par milliers. On en est presque hilare. Qui aurait cru ? Mais certains expriment aussi de l'inquiétude. Et s'ils allaient à nouveau être trahis par l'exécutif ? Comme mercredi matin, lors de l'attaque qui a fait quatre morts alors que le roi venait de donner des signes d'apaisement ? Ou encore s'inquiètent de savoir si tout l'exécutif allait soutenir cette décision, et s'il n'y avait pas de risque qu'une branche de "faucons" prenne des décisions contraires.

    Quoi qu'il en soit, les manifestants promettent d'y passer à nouveau la nuit. S'il y en a qui repartent; c'est pour chercher des tentes, des couvertures et des repas. Ils affirment qu'ils ne repartiront pas avant la satisfaction de leurs revendications.

    Quelles sont-elles ? La chute du régime, disent les slogans. On n'y viendra probablement pas. La sortie de crise pourrait certainement être obtenue si le régime sait maintenant gérer avec finesse la suite. Hier, le prince héritier s'est posé en élément apaisant, voire en recours. Il a déclaré à la télévision que "le Bahreïn n'a jamais été, et ne sera jamais, un Etat policier" et a ensuite été chargé par le roi d'ouvrir un dialogue avec toutes les forces politiques. Celles-ci avaient refusé le dialogue tant que la place de la Perle restait bouclée.

    Maintenant que les manifestants y sont de retour, que se passera-t-il ? Beaucoup dépendra très probablement des tiraillements à l'intérieur de l'exécutif, c'est-à-dire pour l'essentiel de la famille régnante. Beaucoup aussi des pressions extérieures.

    Selon Charif, le régime subirait des pressions extrêmement fortes et extrêmement contradictoires : ouverture du dialogue par les Américains, fermeté par l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis. Qui l'emportera ? Toujours est-il que la foule salue et remercie chaleureusement les journalistes occidentaux. Et un chauffeur de taxi en maraude de s'arrêter : "Il y a un avion qui est arrivé. Il y a des observateurs internationaux. C'est pour ça que le régime a cédé. Ils y sont tous, l'ONU, la BBC, le NYT..."

    Pour la suite ? On verra. La chute du régime semble peu probable. En revanche, ce sera peut-être le premier régime arabe à savoir, finalement, gérer intelligemment la sortie de crise, par une vraie proposition crédible de réformes à la hauteur des attentes. Peut-être. Rien n'est sûr. Pour l'instant, les gens continuent d'affluer et d'installer des tentes tandis que des hélicoptères survolent la capitale. La nuit sera longue.

    Philippe Mischkowsky Ici


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