• Nous sommes presque tous
    des petites écoles ambulantes.
    Les démolir, c’est se reconstruire !

     

    Introduction

    Le recueil de textes qui suit est le fruit d’un travail collectif sur l’école, une mise en commun reflétant les diverses influences de ses participants : certains s’intéressent plus particulièrement aux problèmes d’environnement, d’autres aux questions de santé publique et à la médicalisation, d’autres encore à la lutte contre les prisons. Certains ont des enfants, d’autres pas ; l’une est prof, d’autres sont RMistes... Autant de différences qui ont permis de croiser les regards sur l’institution scolaire, ses contradictions, ses réalités quotidiennes ; de confronter les expériences, d’associer les connaissances et de les mettre en regard des expressions de malaise ou des contestations internes à ce système qu’est l’Éducation nationale. L’école n’est pas le problème de l’école : elle est traversée par toutes les problématiques de la société et soumise aux lois du marché. Pour mener cette réflexion collective et replacer notre sujet dans un contexte historique et général, il nous a fallu dépasser les particularismes, les points de vue corporatistes qui conduisent à l’isolement et trop souvent à l’aphasie.

    Nous avons placé le sens de l’apprentissage et ses contenus au coeur de nos réflexions, en privilégiant l’intérêt des enfants et non celui du système. Prenant appui sur la littérature institutionnelle Bulletin officiel, directives ministérielles et autres documents spécialisés), nous avons tenté de comprendre les tendances et les orientations en matière d’éducation, telles qu’elles sont formulées par les ministères et les institutions supranationales, et nous avons confronté les discours aux réalités quotidiennes, à la lumière des lois qui installent la justice et la police de plus en plus au coeur de l’école. Cela nous a « naturellement » amenés à nous interroger sur les finalités du système scolaire, sur ses outils et ses méthodes. Car, au-delà de l’image « sociale » de l’école (organisme public chargé de la transmission du savoir et de la culture pour tous), peu de critiques du système éducatif s’aventurent à explorer la nature de cet appareil d’État destiné au contrôle et au formatage de masse.

    Et pourtant, ces dernières années ont été émaillées de mouvements de contestation au sein de l’Éducation nationale. Ils ont mis le plus souvent en avant la question des effectifs et des moyens, des statuts des personnels, du renforcement de l’autorité de l’État et de la laïcité, mais n’ont pas remis en cause l’identification du corps enseignant, des parents, etc., au rôle répressif du système scolaire et, donc, ont évité d’aborder la fonction de l’éducation avec ses contenus et ses programmes.

    Ce travail ne prétend pas avoir cerné l’ensemble de la problématique, loin s’en faut. Il ne demande qu’à être enrichi de textes théoriques, mais aussi de témoignages retraçant des luttes, des expériences concrètes d’opposition à la répression et au conditionnement de l’Éducation nationale, et en particulier celles de collégiens et de lycéens dont la parole est paradoxalement toujours absente des débats qui les concernent.

    L’utopie au piquet

    École, enfant chéri de la République... Deux mille ans d’histoire te contemplent ! Formalisée de manière militaire par les Grecs, adaptée aux formes monastiques par l’Église, puis récupérée (beaucoup plus tard) par les républiques modernes, l’école n’en finit plus de façonner les corps et les esprits aux besoins de l’État... quels que soient les régimes. Assez loin des déclarations humanistes sur l’émancipation par l’éducation, illustrées par Rousseau et les penseurs des Lumières, et adoptées par les constitutions modernes pour appuyer le renforcement et la centralisation de l’État, l’école est devenue une gigantesque machine de programmation de masse

    . L’objectif est annoncé sans détour par Jules Ferry devant le Sénat, le 5 mars 1880 : « Il y a deux choses dans lesquelles l’État enseignant et surveillant ne peut pas être indifférent : c’est la morale et la politique, car en morale comme en politique, l’État est chez lui, c’est son domaine, et par conséquent c’est sa responsabilité [1]. » Il ajoutait, ailleurs, que l’État s’occupait de l’éducation « pour y maintenir une certaine morale d’État, certaines doctrines d’État qui importent à sa conservation. »

    Suivront quelques préceptes de pédagogie vite adoptés par les « hussards noirs de la République », selon lesquels « en dépit de toutes les dissidences, il y a, à la base de notre civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou explicitement, sont communs à tous [...] : respect de la raison, de la science, des idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique. Le rôle de l’État est de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le respect qui leur est dû[...] [2]. » On reste donc très loin, comme on peut le voir, du mythe de l’élévation de l’âme par la libre acquisition des connaissances... L’État règne en maître sur ses sujets, les citoyens lui appartiennent et les vaches sont bien gardées...

    C’est ce lourd héritage que porte l’école laïque et républicaine actuelle, où l’apprentissage des savoirs a toujours eu plus à voir avec le maintien de l’ordre social qu’avec la découverte du monde. L’autorité n’y est pas une dérive, mais une véritable marque de fabrique ! Elle s’exprime à travers la séparation par classes d’âge, le concept de lieux fermés, clos sur eux-mêmes (une idée tirée des couvents, qui se systématisera dès le XVIIIe siècle et s’appliquera également aux hôpitaux, aux casernes et aux ateliers), où les enfants sont seuls face aux enseignants, les programmes et les emplois du temps à horaires fixes contraignants (assurant la rentabilité du temps, un contrôle ininterrompu, la pression de la surveillance et l’interdiction de tout ce qui peut distraire : concevoir un temps intégralement utile répondant à l’idéal de la non-oisiveté formalisé ici encore par un groupe religieux jésuite, les Frères de la Vie commune [3], afin d’organiser leur vie communautaire, et d’où les écoles et collèges jésuites tirèrent leurs principes de fonctionnement par la suite).

    Mais l’autorité au sein de l’école, c’est aussi un rythme de vie commune qui s’inspire beaucoup du régime militaire, où l’activité des écoliers est scandée par des injonctions, des coups de sonnette, d’alarme, des contraintes exercées sur les corps dès les premières années d’école (obligation de rester assis, de se taire, d’obéir aux consignes et de réprimer son corps et ses nécessités : interdiction de boire, de faire pipi pendant la classe, etc.). En résumé, la grande réussite de l’école, et sa grande fierté, est bien de parvenir à enseigner à des générations en culotte courte la soumission à l’autorité, quelle qu’elle soit.

    L’école, un drôle de turbin !

    La crise du système scolaire est souvent présentée comme une crise de l’autorité, un refus d’assumer le « modèle de référence » [4], alors que les mutations mondiales que nous vivons actuellement sont en train de changer en profondeur les structures de toute la société. Le modèle social qui prévalait jusqu’au milieu du était celui d’États nationaux, souvent fortement centralisés comme en France, s’appuyant sur une administration dont chaque agent faisait appliquer une même logique globale (le service public). À cela correspondait le souci de l’indépendance nationale, de la souveraineté des États, dont la préservation de la main-d’oeuvre allait de pair avec la bonne santé de l’industrie et des affaires. L’école y assurait sa mission d’intégration sociale et de contrôle - tout comme l’armée -, de formatage des enfants aux besoins industriels, productifs et civiques au service de la nation (que les élèves soient manuels ou intellectuels, les objectifs étaient globalement remplis à travers des études courtes, pour la plupart, où l’accès à l’emploi était pratiquement garanti).

    Les choses sont bien différentes aujourd’hui : le gigantesque marché mondial ouvert par la « globalisation » de l’économie a fait voler en éclats les « souverainetés nationales » (les orientations en matière d’éducation sont largement décidées par l’OCDE à l’échelle mondiale), les protectionnismes des États-nations et leurs politiques de protections sociales (les acquis sociaux). La centralisation, particulièrement forte en France, est souvent remise en question au profit d’une déconcentration des pouvoirs et de leur redistribution (ainsi que des prérogatives qui en découlent) vers d’autres instances (d’autres services de la fonction publique, des organismes agréés, des entreprises, des associations : par exemple, les vigiles privés qui renforcent les effectifs de police, les contrats emploi-jeunes qui secondent les instituteurs et font de l’animation dans les écoles, etc.). S’il y a une volonté affichée de faire des économies, ce processus révèle également une vraie modification de fond dans le fonctionnement social. Cette disso lution des anciennes prérogatives de l’État s’appuie sur l’idéologie du contrôle citoyen, de la responsabilité citoyenne, où chacun doit participer bénévolement à l’autogestion de la domination.

    L’idéologie du travail elle-même, si elle est toujours invoquée comme référence sociale, a changé de contenu : elle ne s’applique plus seulement à l’exercice de la profession, mais aussi aux périodes transitoires de chômage (considérées comme autant d’intermèdes entre deux boulots), aux formations complémentaires, aux acquisitions de compétences même extra-professionnelles, considérées comme des plus-values venant s’ajouter au savoir-faire professionnel lui-même... À un savoir technique éparpillé, morcelé, correspond ainsi une idéologie de plus en plus diffuse.

    Dans un monde où s’accroissent le chômage de masse et son alternance avec des petits boulots ponctuels, où la qualification professionnelle ne vaut que par ses remises à niveau régulières (quand il ne s’agit pas de reconversions régulières), où les individus sont interchangeables (conséquence formelle du « tous égaux ») et soumis à la mobilité obligatoire, l’activité professionnelle n’est plus le « dénominateur commun » des individus - comme l’était autrefois l’appartenance à un corps de métier ou à un syndicat, une qualification professionnelle reconnue, etc.

    Et, d’une certaine manière, les nouvelles normes sociales sont intégrées dès le plus jeune âge : à l’heure de la « libre compétition », de la lutte de tous contre tous où tous les coups sont permis, comment pourrait-on encore faire croire aux jeunes qu’il suffit de « travailler pour réussir » quand tous les modèles de réussite sociale qui leur sont présentés se situent en dehors du travail et même parfois contre lui (de Bernard Tapie aux créateurs de start-up, des vedettes de télé aux porteurs d’actions en Bourse) ? Si le constat vaut pour la masse de diplômés qui se retrouvent aujourd’hui au chômage, il est encore plus net dans les milieux les plus défavorisés, et notamment ceux issus de l’immigration, où l’échec de la promotion sociale par les études subi par les générations précédentes achève de convaincre les plus jeunes que l’école n’est non seulement pas faite pour eux mais totalement contre eux.

    Et pourtant, les enseignants continuent de perpétuer le mythe du « métier », de la valeur des diplômes et de la qualification professionnelle, comme celui de l’« égalité des chances » (malgré des scolarisations inégales en qualité, des classes surchargées, des effectifs minimalistes, etc.), au risque de justifier l’existence de l’école telle qu’elle est... une façon sans doute de tenter d’échapper au naufrage, à l’heure où le gouvernement leur explique qu’ils ne sont, pas plus que les autres, des employés indispensables, puisque une grande partie de la formation peut très bien se faire sans eux et à moindres coûts, dans un monde éducatif que les décideurs voudraient transformer en un marché comme les autres.

    L’école n’est désormais plus le lieu exclusif de l’apprentissage des savoirs et des compétences, puisque c’est l’existence entière des individus atomisés qui est peu à peu soumise à la formation permanente obligatoire, comme le préconisent l’OCDE et la commission des Communautés européennes [5]. D’où la multiplication des filières et leur déclinaison pour tous les publics : éveil prénatal, logiciels éducatifs pour les enfants dès 2 ans, ateliers pédagogiques extra-scolaires, formation continue, « boutiques » de formation, stages rémunérés ou non pour les chômeurs, les handicapés, les femmes, les salariés, etc. L’essentiel de cet apprentissage n’est pas tant dans la qualité des savoirs et des compétences acquis que dans la faculté des apprenants à toujours se recycler pour entrer dans les critères en perpétuel mouvement des marchés.

    Les mieux lotis socialement trouveront les établissements privés qui conviennent, les relations qui s’imposent pour asseoir leur carrière, alors que les pauvres « rebondiront » de job en job... La durée de vie des connaissances utiles à l’entreprise se réduit d’ailleurs de plus en plus avec l’informatisation des systèmes de production. Cela se traduit dans les programmes scolaires par des mesures comme l’instauration du BII (Brevet informatique et Internet), attribué en fin de classe de 3e, sanctionnant l’aptitude de l’élève à utiliser l’outil informatique, indépendamment du contenu de la recherche effectuée et des informations manipulées.

    L’objectif n’est pas de savoir si l’enfant sait articuler des idées, des concepts ou collecter des informations et les analyser, mais seulement de vérifier qu’il sait cliquer sur une souris et dérouler des menus à l’écran... Il y a donc bien glissement de l’acquisition de savoirs vers celle de simples compétences, qui accroît la perception de l’être humain comme un auxiliaire de la machine. Cela répond parfaitement aux desiderata de l’ERT (Table ronde européenne), un organisme regroupant les grands dirigeants industriels européens (Rhône-Poulenc, Saint-Gobain, Renault, Petrofina, etc.), qui exige depuis 1983 une rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et des programmes afin de mieux les adapter aux évolutions technologiques des entreprises.

    Aux slogans d’après Mai 68 qui réclamaient une prise en compte de l’individu dans le processus de l’enseignement, l’État a répondu par des « parcours individualisés », où l’évaluation des compétences de chacun est venue s’ajouter aux sélections couperet des examens de fin d’année. Ces « compétences », qui prennent le pas sur les qualifications autrefois validées exclusivement par l’État, sont explicitement définies comme des aptitudes reconnues dans le savoir, le savoir-faire et... le savoir être. Dans cette stratégie d’individualisation tirée des nouvelles politiques de « gestion des ressources humaines », on appréhende, on étalonne et on normalise en fonction de grilles prédéfinies non plus seulement les savoirs acquis, mais la personnalité globale des individus, leur aptitude à s’impliquer totalement et activement dans la production, leur degré de docilité, de conformisme et de flexibilité dans la machine sociale [6].

    Pour ce faire, la Commission européenne a demandé, en 1996, à des entreprises de mettre au point la « carte d’accréditation des compétences », c’est-à-dire un système flexible et permanent d’accréditation des unités de connaissances par des mécanismes d’évaluation et de validation informatique, à l’issue duquel chaque individu possédera une carte personnelle notifiant ses compétences. Pour préparer la jeunesse à cette oppressante réalité, des livrets de compétences sont établis dès l’école maternelle, et le bilan de compétences doit se poursuivre tout au long de la vie scolaire, puis professionnelle : capacité à prendre des initiatives, à travailler en équipe, à utiliser diverses technologies, mais aussi à s’autoévaluer en permanence et à se former sans cesse dans le cadre du temps de travail, mais aussi en dehors, afin de suivre de façon continue les besoins du marché. L’objectif final étant - sans rire ! - de fournir à chacun un Smic, ou « stock minimum incompressible de compétences [7] » !

    Il faut quand même préciser ce qu’induit cette notion d’évaluation permanente des compétences dans le domaine scolaire. Si elle apparaît à première vue plus souple et plus juste qu’un examen de fin d’année aux résultats imprévisibles, elle s’impose comme un contrôle continu permanent totalement mécanique, qui, de par son système d’évaluation par grille et mots clés, privilégie la forme au contenu et la technique au sens. Par son caractère permanent et parce qu’elle vient s’ajouter aux diplômes, elle accroît la charge de travail en obligeant les élèves à gérer la masse de tensions et de stress de manière continue, sans relâchement possible, et ce pendant plusieurs années (toutes les notes d’évaluation continue entrent dans l’attribution des diplômes sur deux ans pour le Brevet des collèges et pour le Bac).

    Bref, comme chez les jésuites, l’éducation moderne ne déteste rien tant que l’oisiveté... Enfin, si les enseignants défendent avec vigueur le principe des grands examens comme le Bac (les seuls à avoir tenté de le remettre en cause pendant la grève du printemps 2003 ont été considérés comme de véritables traîtres à la patrie par leurs collègues !), ce n’est pas pour toutes ces bonnes raisons, mais plutôt en vertu d’un attachement assez jacobin au rôle de l’État, au caractère national des diplômes et à une égalité toute théorique entre les établissements, à quoi on peut ajouter pour un bon nombre d’entre eux la défense d’une routine bien sécurisante [8].

    « Vivre ensemble », de gré ou de force

    Reste quand même à l’école sa fonction de gardiennage plus ou moins gratuit, de contrôle et de normalisation des corps et des esprits, d’apprentissage du conformisme aux exigences de la société. Car même si celle-ci, en retour, n’offre plus la contre-partie de l’intégration professionnelle, elle veille à « calibrer » les individus, à diffuser non plus un savoir au profit de la société mais des comportements qui lui soient conformes et la pérennisent [9].

    Tel est l’objet de l’instruction civique dans les écoles, qui ne porte plus ce nom d’ailleurs, mais celui de « Vivre ensemble », ce qui laisse bien entendre que l’on n’est plus dans un civisme « à la papa » (travail, famille, patrie, colonies), mais dans une citoyenneté moderne gérée comme une entreprise, globalisée à l’échelle européenne, voire mondiale, où tout le monde est un « collaborateur » et participe à la gestion d’une affaire qu’il n’a pas choisie, où chacun contrôle (et est contrôlé par) l’autre (le fameux esprit d’équipe !), où les débats s’apparentent à des cercles de qualité [10]... Ainsi, la normalité d’un individu scolarisé se traduit-elle par son identification réussie à son rôle de citoyen-gestionnaire de l’ordre social.

    Cette éducation citoyenne des enfants, qui constitue l’une des deux priorités de l’enseignement primaire avec l’acquisition de la langue française, a la particularité d’être à la fois une matière à part entière et une « supra-matière » qui imprègne toutes les autres et doit s’étudier à travers toutes les autres (littérature, sciences, arts plastiques, sport) [11]. Ainsi, passé les quelques rudiments sur les « grands symboles de la France et de la République : l’hymne national, le drapeau et quelques monuments », les choses sérieuses commencent avec les temps de débats imposés à heures fixes (une heure tous les quinze jours en cycle III), où les enfants vont découvrir « que les contraintes de la vie collective sont les garants de leur liberté, que la sanction, lorsqu’elle intervient, ne relève pas de l’arbitraire de l’adulte mais de l’application de règles librement acceptées. »

    Pour construire sa personnalité au sein de la communauté scolaire, l’enfant prend également « conscience de son appartenance à une communauté qui implique l’adhésion à des valeurs partagées [...]. D’un côté, la perception de principes supérieurs que l’on ne discute pas, normalement imposés, conditions de la liberté et du développement de chacun. De l’autre, la "libre organisation" d’un groupe et ce que l’on peut déjà appeler l’élaboration d’un contrat, après discussion, négociation, compromis. » Voilà un programme qui relève de la pure publicité mensongère. Seul le cerveau mité d’un fonctionnaire de l’État peut faire passer une accumulation de contraintes pour la liberté, une sanction pour une règle librement acceptée et un règlement intérieur pour un contrat... Et nulle part on ne verra dans les écoles de la République des groupes s’organiser librement...

    Le langage va à bon compte séduire les pédagogues pas regardants et les convaincre de la bonne influence des pédagogies « alternatives » sur l’institution scolaire. Mais derrière les mots se cache à peine la menace sourde à l’encontre des réfractaires et de tous ceux qui seraient tentés de prendre la loi au pied de la lettre ; les règles de la démocratie s’apprennent ici pour immédiatement s’y échouer : la liberté, c’est accepter de se plier à des lois que l’on n’a ni voulues ni discutées, les débats sont des papotages sans effets, le contrat social est une extorsion de fonds intellectuelle n’autorisant ni négociation, ni compromis (il se présente en début d’année sous la forme d’un règlement intérieur que les enfants sont, dès la classe de CP, tacitement tenus de signer, alors qu’ils ne savent bien souvent même pas ce qui y est écrit)... Le jeu de la démocratie se montre ainsi dès les plus jeunes années de scolarité sous son jour le plus ordinaire, à savoir un jeu de dupes ! Dont beaucoup d’enfants ne restent finalement pas dupes si longtemps, même s’ils feignent de jouer le jeu...

    Le citoyen-élève modèle apparaît donc comme un sujet docile, qui débat aux heures imposées de sujets qu’il n’a pas choisis et dans les termes politiquement corrects imposés par l’administration, qui signe son contrat-règlement sans poser de questions et sans demander son reste sur la longue liste d’interdictions auxquelles il accepte de se soumettre sans contreparties ; ce citoyen-élève accepte la raison du plus grand nombre comme sa propre pensée et se réjouit d’avoir pu donner son avis en sachant qu’il n’a aucune prise sur la réalité, aucune chance de faire changer quoi que ce soit par ses propositions.

    Enfin, il vit dans la peur de ne pas correspondre à la norme, à ce que l’on attend de lui, il a peur d’être stigmatisé au point d’accepter tout ce que ses maîtres lui proposent, et il se trouve soulagé quand un camarade sorti du rang est sanctionné. Car l’entretien de la peur est certainement l’arme la plus efficace que le pouvoir ait trouvée pour justifier et faire accepter les mesures sécuritaires, que ce soit dans l’école ou dans le reste de la société.

    Lorsque cette mécanique citoyenne bien huilée ne parvient pas à maintenir l’ordre, l’Éducation nationale recourt à d’autres moyens : « l’école ouverte », qui, comme son nom ne l’indique pas, n’a pas pour objet d’ouvrir l’école sur le monde, mais bien d’enfermer les enfants, les mercredis, samedis et vacances dans l’enceinte de l’école ; la camisole chimique et la médicalisation pour les enfants soi-disant hyperactifs ou dépressifs et ceux que l’école rend nerveux ; la mise au travail au plus tôt par l’entremise des dispositifs en alternance dès le collège et, enfin, la répression directe.

    Souriez, vous êtes soignés...

    « Je sens tout ce que demande l’intérêt de la société. Mais il serait sans doute à souhaiter qu’il n’y eût pour juges que d’excellents médecins. Eux seuls pourraient distinguer le criminel innocent du coupable. »
    (in La Mettrie, L’Homme-machine, 1744.)

    La médecine a son rôle à jouer dans les mécanismes répressifs au sein de l’école. Née dans le sillage de la Révolution française (projets de loi de Lakanal dès 1791- 1793), l’idée d’une « médecine scolaire » prend d’abord la forme de visites régulières d’« officiers de santé » dans les écoles. Napoléon Ier en adoptera le principe par un décret de 1811. C’est ensuite en 1945 que seront définis les principes généraux de la santé scolaire tels que nous les connaissons encore aujourd’hui, qui consistaient pour l’essentiel à dépister la tuberculose et surtout à assurer les campagnes de vaccination massives par le BCG.

    Revendiquée par tous, autant les institutions que les enseignants et les parents, comme un facteur de bien-être social et comme une des missions essentielles de l’État (la fameuse « vigie sanitaire » que se partageaient l’école et l’armée), la santé permet aujourd’hui d’amorcer un processus de contrôle plus étroit des individus. Elle devient un élément important du pacte social (le « contrat social » tant plébiscité par les citoyennistes), qui est censé garantir à tous une « sécurité » aux contours extensibles, recouvrant la conjuration et la réparation des risques, des accidents, des dangers de toutes sortes, des maladies, etc., au prix d’une inquisition de plus en plus grande sur la vie de chacun.

    Cette dimension opère aussi au sein de l’école, où le langage et la pensée médicale - notamment à travers la psychologie - investissent les rapports : l’univers scolaire évalue, médicalise et normalise le comportement des élèves (en déterminant ce qui est normal et ce qui ne l’est pas), et cherche à corriger l’individu (et non plus seulement à le punir comme c’était le cas autrefois). Au final, cela aboutit, selon les cas, au traitement psychologique ou à la camisole chimique (voir le récent rapport de l’Inserm dans le chapitre « Psychiatrisation scolaire »).

    Toutefois, ce n’est plus le traitement de masse qui prévaut aujourd’hui, mais la gestion massive des individus au cas par cas, qui tend à isoler les causes et les effets, à individualiser les problèmes et surtout à faire porter la responsabilité des maux de toute une société sur les épaules de chacun de ses membres. Le principe du huis clos qui s’applique au monde médical actuel, où le malade est seul face au médecin, convient bien à un système social qui nie de plus en plus la portée collective des problèmes, qui ne reconnaît que l’instance individuelle, particulière (traitement au cas par cas, communication obligatoirement privée et individuelle entre enseignants et parents, parcours « individualisés », prise en compte des problèmes de chaque établissement par les autorités administratives même si cela relève de façon évidente du fonctionnement de la société elle-même, etc.).

    Par ailleurs, alors que les services de santé scolaire souffrent du paradoxe de devoir surveiller de plus en plus d’enfants avec de moins en moins de personnel, ils parviennent néanmoins à remplir une fonction minimale, celle de la consignation écrite des spécificités de chaque individu, que l’on peut bien qualifier de fichage. Ce « service minimum » est censé être compensé par quelques campagnes promotionnelles très médiatisées (les journées d’information avec les médecins scolaires, les opérations d’information sur le tabac, la drogue, la sexualité, etc., menées comme des campagnes de lancement de produits de grande consommation), et puis plus rien tout le reste de l’année.

    C’est l’idée de la santé, les mots de la santé, mais sans les actes qui préviennent et guérissent... Pour ça, les enfants et leurs familles sont renvoyés vers la médecine de ville, c’est-à-dire la médecine privée.

    Des citoyens de l’ordre nouveau

    Dans ce grand déballage idéologique servi par l’Éducation nationale, tout est bon pour rappeler à l’ordre et à la discipline. Prenons pour exemple le dispositif nommé CES (Comité d’éducation à la santé), créé en 1990. Mis en place pour mener des campagnes d’information sur l’hygiène et la santé dans les établissements scolaires, il est transformé en 1998 en Comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC), parce que « la santé fait de l’exercice de la citoyenneté une partie intégrante de la fonction éducative de l’école. Le rôle de l’école dans le domaine de l’éducation à la santé s’inscrit dans une perspective d’éducation globale et d’apprentissage de la citoyenneté, [...] de responsabilité de chacun dans la société [12] ». Ainsi, « éduquer à la santé, c’est développer le sens de la responsabilité citoyenne visà- vis de soi et d’autrui ». Belle idée de la santé moderne, qui se débarrasse de tout questionnement face à la maladie et à la souffrance, au profit des seuls aspects civiques, d’une vision culpabilisante du corps et de ses maux. Cette idée d’accoler la « santé » et la « citoyenneté » suscitera d’ailleurs un peu d’étonnement jusque dans les rangs des partenaires les plus officiels, qui n’en voient pas bien l’intérêt...

    L’objectif affiché de ces actions de propagande idéologique serait de permettre le diagnostic et la prévention des « conduites à risques », de mettre en avant la lutte contre la violence et contre les comportements déviants, assimilés à un risque de violence. (« La première lecture de la transformation des CES en CESC tend à faire des CESC une illustration de la redécouverte de la notion d’ordre scolaire par l’Éducation nationale. En effet, certains sociologues assimilent l’éducation à la citoyenneté à “une reprise en main des jeunes pour lutter contre les comportements déviants”. »)

    De fait, le changement d’objectif sanitaire en objectif de maintien de l’ordre public au sein des écoles permet d’utiliser des prétextes médicaux pour faire passer un contrôle accru des écoliers, se livrer à une typologie détaillée des individus non plus seulement sur le plan scolaire mais surtout comportemental et, d’autre part, cela a pour conséquence d’introduire et d’élargir la notion de risque, qui était au départ un problème de santé publique, pour faire accepter la situation actuelle comme un phénomène inéluctable, tant au niveau scolaire que dans les autres aspects de la vie sociale (voir encadré).

    Des « formations à la prévention » sont prévues dès l’IUFM, comme à l’académie de Nancy-Metz, où des stages sont mis en place pour les futurs instituteurs sur des sujets comme la gestion de l’agressivité, la sensibilisation aux dangers des sectes ou la prévention de la maltraitance (pas celle de l’institution évidemment !). Autant de dispositifs qui ne visent qu’à rassurer l’institution elle-même sur sa capacité à anticiper les risques.

    Gestion des risques et développement durable

    Tiré du domaine de la santé publique (« population à risque », « conduite à risque », etc.), le terme de « risque » sert aujourd’hui à caractériser une situation générale face à laquelle le pouvoir reconnaît que les évolutions économiques, écologiques, financières, sociales sont porteuses de déstabilisations, de déséquilibres assez forts pour entraîner des réactions ou des catastrophes, et il incite donc à prendre en compte ces risques, les prévoir et les accepter (ou les sanctionner) sans lutter contre leurs causes ou le système qui les engendre : c’est ce que l’on appelle la « gestion du risque ». On sait, par exemple, que l’industrie nucléaire produit des pollutions (généralement invisibles, donc - pas vu-pas pris ! -, on fait comme si elles n’existaient pas !), qu’elle produit aussi parfois des désastres, mais plutôt que de mettre fin à son exploitation, on explique que c’est la rançon du progrès, qu’on n’y peut rien et qu’il va falloir s’habituer à vivre avec les nuisances et, parfois, les tragédies qu’elle engendre (voir le sort des populations irradiées du Bélarus à la suite de l’explosion de Tchernobyl).

    La gestion des risques industriels, sociaux et autres est même aujourd’hui devenue une science, avec ses théoriciens, ses consultants et ses gourous... Dans le domaine scolaire, on peut noter la décision d’intégrer à plusieurs disciplines du collège et du lycée, depuis la rentrée 2004, une matière intitulée « Éducation à l’environnement et au développement durable » (EEDD), qui semble à première vue bien éloignée de notre propos. Et pourtant, si l’on excepte le fait que plus personne ne s’étonne aujourd’hui de voir utilisé le terme « environnement » pour désigner un ensemble vivant existant indépendamment de l’homme (et parfois même malgré lui !), on doit souligner dans l’adoption du « développement durable » le produit d’un lent travail citoyenniste au service de la « destruction durable », une façon de s’accommoder du désastre et des risques, justement. D’ailleurs, le succès du concept de « développement durable » ne revient-il pas à la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, à travers son rapport commandité par l’ONU et rendu public en 1987, le rapport Brundtland.

    On y apprend comment poursuivre la folle course mondiale à l’exploitation en s’assurant que cela pourra durer jusqu’à la nuit des temps... En reprenant ce concept sans en discuter les termes, le corps enseignant n’est pas sensé faire oeuvre d’intelligence vis-à-vis des enfants en leur enseignant le pourquoi de la dévastation du monde et à quels intérêts elle répond, mais à leur expliquer au contraire que cette « planète bleue » est la leur et que toutes les poubelles que nous y laissons sont aussi les leurs, parfois pour des millénaires, et qu’il est de leur devoir civique, de leur responsabilité morale d’assumer individuellement cette tragédie et de participer à sa gestion sans poser de questions. Un bon moyen d’insuffler la peur et la culpabilité !

    Le dispositif prend ainsi pour cible les situations les plus variées et n’hésite pas à pratiquer l’amalgame pour ajouter à la confusion. On y apprend donc que sont considérées comme des conduites à risques, pêle-mêle, l’absentéisme, le désinvestissement scolaire, le repli sur soi, les conduites suicidaires, les pratiques à risques en matière sexuelle, l’usage de produits licites ou illicites pouvant entraîner la dépendance, le recours à la violence et aux incivilités dans et hors des établissements scolaires.

    Indépendamment du jugement moral qui peut s’exercer à travers ces catégories, le fait de mettre sur le même plan un désintérêt pour la chose scolaire (qui peut d’ailleurs très bien n’être que momentané chez l’enfant) et une attaque armée procède du jugement d’intention (qui vole un oeuf, vole un boeuf), et il est surtout clair que ce sont toutes les formes d’inadaptation ou de rejet du système qui sont ici visées... et qui devront être prévenues, sanctionnées ou soignées. Les personnels de santé en milieu scolaire semblent jusqu’à présent accepter sans trop d’états d’âme leur mission de maintien de l’ordre au sein du service public, et l’on attend désormais des familles qu’elles s’impliquent totalement en « collaborant » (dans le pire sens du terme) avec les institutions dans le dressage des enfants. Les parents doivent ainsi se considérer comme des « citoyens-parents et non comme parents-citoyens »... Drôle de société qui contraint les parents à prendre le parti du pouvoir et des institutions contre les intérêts de leurs propres enfants...

    En reconnaissant par ailleurs que le mal dont souffre l’école est le même que celui qui affecte l’ensemble de la société, l’Éducation nationale se propose d’élargir « les fonctions d’encadrement de la jeunesse en dehors de la salle de classe, voire en dehors de l’établissement [...] ». Le dispositif prévoit donc des actions ponctuelles d’éducation citoyenne dans l’école sur les sujets les plus divers. Ces actions doivent être basées : « [...] sur un partenariat de proximité qui permet d’apporter des réponses rapides et adaptées : les services déconcentrés de l’État (Intérieur, Justice, Défense, Jeunesse et Sports, Emploi et Solidarité), les collectivités territoriales, les organismes habilités et les associations agréées. » En clair, non seulement le contrôle doit s’étendre à tous les moments de vie de l’enfant (école, famille, activités extra-scolaires), mais, en plus, on chercherait en vain dans ce programme le moindre souci d’ordre médical ou sanitaire ; d’ailleurs, le ministère de la Santé n’est même pas cité... alors que l’Intérieur, la Justice et la Défense, eux, n’ont pas été oubliés !

    Élèves bétail, élèves cobayes

    Enfin, au passage, on peut s’interroger sur la teneur des partenariats qui s’établissent entre des écoles et des organismes de santé publics ou privés et sur l’utilisation qui en est faite. Cela a été le cas, par exemple, de l’Institut de santé publique d’épidémiologie de l’université de Bordeaux III pour une recherche effectuée dans deux collèges, dont l’objectif était de mesurer l’évolution de la consommation de tabac chez les adolescents, ainsi que l’effet à long terme des différentes stratégies de prévention. Comme le déclare le rapport sur les CESC de 2002, « l’institution scolaire a le mérite de rendre captif un public sur lequel il est possible d’entreprendre des actions de santé publique ».

    Et l’on sait que de l’action à l’expérimentation, le pas est vite franchi... Enfin, comment évoquer les liens de plus en plus nombreux qui s’établissent entre l’école et les entreprises privées sans citer l’offensive généralisée de la publicité dans l’école ? Totalement passées sous silence par les enseignants, ces attaques publicitaires dont les enfants font les frais concernent près d’une centaine d’entreprises, qui financent des activités, des voyages, des outils pédagogiques en imposant systématiquement leur logo publicitaire et leur prêt-à-penser. Tout a commencé vers le début des années 80, lorsque l’État, via EDF, a initié le procédé pour imposer son programme nucléaire.

    L’affaire s’est révélée tellement prometteuse qu’elle s’est peu à peu généralisée à d’autres domaines, sollicitant les élèves sous des formes sans cesse renouvelées : petits déjeuners Nestlé ou Danone, repas de cantine labellisés Walt Disney ou MacDonald (cette dernière propose d’ailleurs des représentations gratuites en milieu scolaire), prévention dentaire Colgate ou Signal (30000 enfants en sept ans pour ce dernier), manuels de lecture contenant de pleines pages de publicités pour les Chocos de Kellogg’s ou les vêtements de sport de La Redoute [13], prospectus d’abonnement à la presse enfantine dès la maternelle, canettes et tee-shirts Orangina, Liptonic ou Coca, agendas et cahiers de texte pleins à craquer de publicités, tampons et serviettes hygiéniques, cartes de cantine portant le logo d’une banque, kits pédagogiques sur l’euro produits par les magasins Leclerc (12 000 mallettes distribuées), fiches et CD-Rom de la Compagnie générale des eaux sur le cycle de l’eau, etc.

    Ce marché du marketing scolaire est tellement juteux qu’une agence de communication (Edumédia) s’est même spécialisée dans la confection des mallettes pédagogiques : dans une étude de 1998, le pouvoir d’achat des enfants et adolescents entre 4 et 17 ans était évalué à 22 milliards de francs, ce qui excite évidemment les appétits des annonceurs, qui ne se cachent pas pour « “travailler” les enfants là où ils se trouvent huit heures par jour, conquérir des consommateurs avec du potentiel, du temps devant eux », comme le déclarait un cadre Kellogg’s, dont la mallette a été distribuée dans 13000 écoles.

    On pourrait attendre du corps enseignant, si âpre à défendre les valeurs du service public et les prérogatives de l’État face aux assauts du secteur privé, qu’il s’insurge contre ces attaques commerciales au sein des établissements scolaires... Et c’est tout le contraire qui se produit : les enseignants et les infirmières scolaires sont demandeurs, réclament les dépliants aux couleurs chatoyantes, les CD-Rom interactifs et les kits pédagogiques gratuits quand ils n’ont même pas un poster de l’Éducation nationale à fournir à leurs élèves pour expliquer le cycle menstruel.

    Mais plus grave que l’acte publicitaire est bien sûr le conditionnement intellectuel auquel sont soumis élèves et enseignants à travers ces outils de propagande. Un document sur l’énergie fourni par EDF vantera évidemment les bienfaits du nucléaire ; le cycle de l’eau expliqué par la Compagnie générale des eaux taira la guerre que se livrent les quelques grandes compagnies pour le contrôle mondial de l’eau, son caractère stratégique et son rôle dans les conflits qui éclatent çà et là dans le monde ; une grande compagnie agro-alimentaire conseillera de manger des produits hypersucrés, gras, gorgés de conservateurs, de colorants, etc., alors que, d’un autre côté, on s’inquiète de l’augmentation des enfants obèses ou en surcharge pondérale... Derrière les logos, c’est donc tout un kit de pensée qui s’impose aux esprits, avec, comme fil conducteur, l’idée que la pub est la norme, puisque de la maison à l’école, c’est elle qui rythme les loisirs, l’apprentissage des savoirs et celle des comportements (hygiène, alimentation, santé, etc.).

    Psychiatrisation scolaire, les recommandations des « experts »

    Le rapport de l’Inserm rendu public début 2003 nous informe des dernières avancées des recherches en physiopathologie des maladies psychiques, en neurobiologie, en neurosciences cognitives, en imagerie cérébrale fonctionnelle, en épidémiologie. Leurs applications souhaitées dans le champ du dépistage et de la prévention des troubles mentaux chez l’enfant et l’adolescent sont longuement exposées.

    Cette expertise collective permet de faire le point sur l’évolution d’un processus déjà largement avancé : celui de la médicalisation des différents problèmes sociaux, par le biais d’actions de santé publique, sous la haute autorité de l’idéologie scientifique. En effet, la très forte réduction du rôle de l’État social doit être compensée par d’autres modes de gestion de la précarité : par la pénalisation (répression policière, judiciaire et carcérale), par la médicalisation (qui « individualise » les problèmes tout en prétendant les régler par des politiques de masse) et par la pseudo-socialisation (initiatives cache-misère visant beaucoup plus à maintenir le calme dans la population qu’à agir profondément au niveau des mécanismes générant les inégalités, voir par exemple la politique de la ville).

    Mais notons au passage que le champ de la médicalisation est sans limites : les catégories défavorisées de la population n’ayant pas l’apanage des troubles mentaux, la tentation existe d’imposer des solutions médicales à tout ce qui peut poser problème à l’être humain (souffrances psychiques, insatisfactions, angoisse, peur, etc.). C’est ce que Édouard Zarifian [14] appelle « médicalisation de l’existence », cela a pour effet de mettre des millions de personnes sous l’influence de médicaments psychotropes.

    Ou comment donner individuellement l’apparence de la bonne santé mentale à des millions de personnes collectivement folles. Revenons au rapport de l’Inserm : un enfant sur huit serait touché par un (ou plusieurs) trouble(s) mental(aux) en France. Certains se déclarent spécifiquement pendant l’enfance ou l’adolescence - autisme, hyperactivité, anorexie mentale, troubles des conduites -, d’autres sont aussi présents chez l’adulte (troubles de l’humeur, schizophrénie, troubles anxieux). Tous ont été pris en compte dans cette étude, à l’exception des troubles des conduites qui feront l’objet d’une prochaine expertise...

    Il n’est pas anodin que dans le tableau clinique, au niveau des conséquences de ces troubles, à côté d’actes d’autodestruction (pouvant aller jusqu’au suicide) et de comportements révélateurs d’une très grande souffrance psychique, une large part soit faite aux troubles du développement (cognitif, social, affectif) et à la réussite compromise des apprentissages scolaires. Cela participe d’une représentation de l’enfant comme n’ayant aucune réalité en tant qu’être mais sommé de pleinement - et normalement - se développer et apprendre.

    Notons que l’hypernormalité de l’enfant, adaptation éminemment pathologique au système familial et scolaire de conditionnement et d’aliénation, n’est bizarrement pas abordée...

    La notion de susceptibilité génétique [15] est largement évoquée : « Une grande majorité des troubles mentaux chez l’enfant est de nature polyfactorielle. Les facteurs génétiques actuellement incriminés peuvent donc augmenter un risque, favoriser ou modifier l’expression d’un trouble, mais non l’expliquer totalement ou le provoquer : on parle ainsi de susceptibilité génétique, c’est-à-dire de facteurs génétiques interagissant avec d’autres facteurs, en particulier environnementaux. »

    « [Mais] on peut distinguer l’autisme, pour lequel toutes les études concluent à l’existence de facteurs génétiques ayant un rôle essentiel dans le déterminisme du trouble [...]. »

    Dans ce modèle de dépistage et de prévention produit par une psychiatrie de plus en plus nourrie de neurosciences, les facteurs environnementaux ne sont plus considérés que comme facteurs de risque... Et les problèmes sociaux, (« pauvreté, désorganisation sociale, chômage » ou « conditions de vie défavorables ») ne sont qu’une catégorie parmi d’autres de ces facteurs environnementaux, leur mise entre parenthèses dans le texte exprimant tout à fait leur mise entre parenthèses méthodologique et à l’origine leur mise entre parenthèses idéologique et politique.

    Parmi les recommandations formulées à l’issue du rapport, considérons plus particulièrement celles-ci : • sensibiliser les parents, les enseignants et les éducateurs au repérage des troubles du développement chez l’enfant. « Les livrets d’évaluation déjà disponibles dans certaines écoles maternelles pourraient constituer un outil précieux pour la mise en évidence de dysfonctionnements dans le développement sensorimoteur, cognitif et affectif de l’enfant. » À quand la formation obligatoire des parents en neurosciences cognitives ? • dépister en population générale. Compléter le dispositif de surveillance systématique de la santé mentale de l’enfant. Surveillance qui s’exerce principalement dans le cadre de la scolarité, de l’entrée en maternelle jusqu’à l’âge de 16 ans.

    Citons, entre autres objectifs, celui de dépister les enfants hyperactifs dès l’âge de 3 ans, tout en précisant que « les enfants chez lesquels une hyperactivité est repérée à l’âge de 3 ou 4 ans n’évolueront pas systématiquement vers un trouble patent avec retentissement sur les apprentissages, qui ne serait donc pas diagnostiqué ultérieurement ». Dans quel but alors les dépister à l’âge de 3 ans ? Autre objectif déclaré : un examen systématique des adolescents. Cet examen est justifié par le fait que « à l’adolescence, plusieurs troubles peuvent apparaître, comme les troubles du comportement alimentaire, le trouble panique ou encore la consommation de substances psychoactives ». Notons l’assimilation de cette consommation - évoquée sans plus de précisions - à un trouble du comportement...

    Les chercheurs en neurosciences - toutes disciplines confondues - sont incurables : ils ne peuvent s’empêcher d’être possédés par le fantasme de parvenir à clairement élucider les mécanismes physiopathologiques des troubles mentaux et d’apporter à chaque pathologie sa(ses) réponse( s) neurophysiologique(s). Avec au-delà probablement le fantasme de parvenir à élucider les mécanismes neurophysiologiques à l’origine de la vie psychique d’un être humain, pour ne pas dire de l’âme...

    Cet imaginaire, dont l’existence est rendue possible par une représentation étriquée de l’être humain, contribue en retour à développer cette représentation, celle d’une machine neuronale, produit de déterminants génétiques et environnementaux. Cette modélisation de l’humain continue d’annexer le champ de la prévention, mais également celui de la clinique.

    « Le développement des programmes de prévention et leur évaluation en termes d’acceptabilité et de résultats doivent être encouragés dans le contexte français, privilégiant traditionnellement des options plus individuelles. Ces dernières gardent certes leur intérêt, mais sont plus difficiles à appliquer à de larges populations ou en dehors des réseaux de soins classiques. »

    C’est l’illustration de la croyance toujours accrue que la prévention est une affaire de masse. Il s’agit d’inscrire la santé de chacun dans les impératifs de la santé publique. La recherche de l’efficacité justifie tout, y compris la mise sous surveillance sanitaire de l’ensemble de la population dans un dispositif outrepassant le simple cadre des structures de soins, où chacun-e deviendrait l’agent de surveillance de chacun-e, de l’école à la famille en finissant par l’entreprise.

    Pas plus qu’hier le dépistage ne va être suivi de soins individualisés, dans le sens où ils prendraient en compte la spécificité de chaque individu en envisageant des solutions respectueuses de cette spécificité et au service de chaque individu. Au contraire, le dépistage constitue le premier maillon d’un dispositif de gestion de masse, dans le sens où c’est prioritairement la population qu’on prend pour objet, les différences individuelles n’étant prises en compte que dans leur écart avec la norme pour mieux être gommées.

    La technique employée de gestion au cas par cas est secondaire : il s’agit bien d’une gestion de masse même si elle est mise en place dans une procédure au cas par cas. Mais les fantasmes de ces chercheurs et les voeux des experts de l’Inserm se confrontent à la réalité du terrain : un dispositif de médecine scolaire fortement déficient, et sur lequel en haut lieu on souhaite rogner par souci d’économie, et un dispositif clinique spécialisé lui aussi largement insuffisant. Le système socio-médical, qui assumerait de considérer chaque enfant comme un malade mental potentiel et un objet de recherche scientifique, n’est pas près d’être efficient !

    Si ce constat est quelque peu rassurant, il ne saurait servir de prétexte à l’acceptation passive de la psychiatrisation - tendance neurosciences - de l’enfant, dont l’essor produit déjà des effets négatifs... Face à la psychiatrie de l’enfant et ses évolutions, rester critique s’impose. Car il apparaît clairement que l’enfant n’a aucun choix véritable : il va subir toutes les contraintes psychomédicales possibles et si cela n’a pas assez d’effets normalisants, ce sera la pénalisation... C’est à lui, l’enfant, de s’adapter ou d’être adapté. Jamais la question de l’inadaptation du système socio-éducatif à l’être unique qu’il est ne sera posée.

    L’exemple de l’hyperactivité

    L’ensemble des signes constituant ce trouble mental très médiatisé depuis une dizaine d’années a été repéré depuis bien longtemps ; selon les disciplines, cela était appelé « hyperkinésie » ou « instabilité motrice » avant que la terminologie issue du fameux DSM-IV américain [16] ne s’impose et n’impose par là-même les notions d’hyperactivité et de déficit de l’attention.

    Le TDAH (trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité) est caractérisé par trois comportements majeurs : l’inattention, l’agitation et l’impulsivité. Selon les experts de l’Inserm, le diagnostic précoce est d’autant plus nécessaire qu’il existe des traitements efficaces et que l’hyperactivité est associée, dans 50 à 70% des cas, à d’autres troubles mentaux (troubles des conduites, troubles de l’opposition, troubles anxio-dépressifs, troubles des apprentissages...). Signalons au passage que, effectivement, dans le DSM-IV, les troubles des apprentissages (trouble de la lecture, trouble du calcul, trouble de l’expression écrite) font partie des troubles mentaux !

    À propos du diagnostic, Gerd Gläske (professeur de politique en matière de santé) raconte cette anecdote : « On a mis un professeur, un théologien [sic] et un psychologue face à une classe et on leur a demandé quels étaient, selon eux, les enfants atteints du TDAH : sur les six ou sept que chacun avait nommés, il n’y en avait qu’un nommé par les trois. C’est donc une question très subjective d’acceptation et de tolérance. Il s’agit de savoir jusqu’où nous sommes prêts à accepter l’agitation de ces enfants et la gêne qu’elle génère : le problème est là, et aussi dans la compétence de ceux qui formulent le diagnostic [17]. »

    Il existe plusieurs traitements médicamenteux, mais les psychostimulants sont surtout utilisés. Parmi ceux-ci, le plus prescrit est le chlorhydrate de méthylphénidate, plus connu sous l’appellation commerciale Ritaline. Il s’agit d’une molécule proche des amphétamines, son effet est de stimuler le système nerveux central. En Europe, c’est en Allemagne que la Ritaline est la plus utilisée. Quant à l’Italie, elle ne l’a pas autorisée... En France, elle est interdite pour les adultes et les enfants de moins de 6 ans. Les effets secondaires de ce produit sont nombreux, principalement : anorexie, insomnie, troubles de l’humeur, anxiété, nervosité, céphalées. On trouve également : tachycardie et arythmie (sur le plan cardiaque), douleurs abdominales, tics moteurs ou vocaux, mouvements compulsifs. Cette liste n’est pas exhaustive. L’effet secondaire le plus important est le ralentissement de la croissance en taille et en poids. Mais « il semble que cette stagnation staturo-pondérale soit réversible à l’arrêt de la thérapeutique [18]. »

    Mais le problème majeur est ailleurs : « On peut dire qu’un tel médicament a des effets sur la formation du cerveau. [...] On devrait se demander si l’on connaît réellement toutes les propriétés de ce médicament et ses effets sur le cerveau. » (Gerald Hüther, neurobiologiste)

    Beaucoup de parents sont soulagés qu’on leur dise que leur enfant a une maladie, ils sont déculpabilisés. Voici ce qu’en dit une professeur des écoles allemandes : « Nous avons remarqué à plusieurs reprises que les parents de ces enfants [diagnostiqués TDAH] sont en partie heureux de pouvoir mettre un nom sur le problème, même si pour nous les causes sont à chercher ailleurs. [...] La maladie a un nom, leur enfant peut prendre de la Ritaline ou autre chose, cela leur évite de se tourner vers d’autres thérapies et de se remettre en question. » Par ailleurs, certains pédopsychiatres, certains psychologues affirment que l’enfant hyperactif sous traitement pharmacologique doit bénéficier d’une psychothérapie individuelle et/ou familiale. Mais qu’en est-il dans la réalité ?

    On sait qu’au Québec très peu d’enfants (et de familles) sont ainsi aidés, à cause d’un dispositif de soins limité et surchargé. La molécule de la Ritaline est très efficace face aux symptômes incriminés, la solution de facilité est donc d’en prescrire, point final. C’est « Avale et ferme ta gueule ! » Quelle est la situation en France sur ce point ? Voici ce qu’en disaient en mai 2000 plusieurs spécialistes de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent : « Fort heureusement, nous n’en sommes pas là en France (encore qu’une enquête ait montré que 12% des enfants de 6 ans avaient déjà reçu un traitement psychotrope).

    Mais l’influence du modèle médical américain s’étend et, malgré des contraintes réglementaires assez strictes, les prescriptions de Ritaline et plus encore d’autres psychotropes sont en augmentation dans notre pays [19]. » Pour combien d’enfants la prescription de Ritaline s’inscrit-elle effectivement au sein d’un projet thérapeutique global et cohérent ? Avec les limites propres à cette comparaison, c’est quelque part le même problème qu’avec le Subutex pour les personnes toxicomanes : on prescrit, on surprescrit tout en clamant haut et fort qu’un accompagnement psychosocial est nécessaire...

    Le mythe du bon produit - la molécule qui explique tout, qui agit et surtout qui rapporte [20]- est au pouvoir. Promotion d’un être humain réduit à une machinerie neuronale par des idéologues des neurosciences, chercheurs et psychiatres, et validée au bout du compte par les autorités scolaires et l’opinion publique. Heureusement, ils ne font pas l’unanimité chez les pédiatres, ni chez les familles. Lawrence H. Diller, pédiatre et psychothérapeute américain, parle ainsi d’une publicité pour un médicament pour le TDAH (il ne cite pas le produit !) : « [...] Ce qui me gêne dans cette publicité, c’est qu’elle prend une tâche relativement complexe, faire ses devoirs, et qu’elle la réduit à un seul problème, à savoir le cerveau de l’enfant, problème qui peut être résolu en avalant une pilule. » Puis il raconte les péripéties du parcours de deux familles qui avaient osé arrêter le traitement pharmacologique de leur enfant : « Cela montre jusqu’à quel point, dans la tête des autorités scolaires et de l’opinion publique, la mauvaise conduite des enfants est un désordre cérébral qu’il faut soigner à coups de médicaments. »

    Et dans la tête des autorités politiques, à qui ne déplaît pas l’idée de traiter à coups de médicaments, dès le plus jeune âge, les futurs délinquants - il en restera toujours assez - et qui donc ne se privent pas pour mettre à profit le discours d’un bon docteur, tel Guy Falardeau : « Beaucoup d’adolescents et de jeunes adultes hyperactifs continuent à présenter des problèmes de comportement, plus particulièrement ceux qui ont manifesté une réaction d’opposition/provocation. On calcule qu’environ 25% d’entre eux auront une personnalité antisociale. La toxicomanie [...] sera aussi beaucoup plus fréquente chez ces jeunes, tout comme les problèmes de délinquance. Environ 50 % des enfants hyperactifs auront affaire à la police durant l’adolescence ou au cours des premières années de leur vie adulte. Environ 20% d’entre eux commettront des délits suffisamment graves pour devoir comparaître devant un tribunal [21]. »

    Cet éminent spécialiste sévit au Québec, mais il en existe des centaines de son espèce de par le monde qui, sur le modèle américain, médicalisent les comportements s’écartant des normes, mettant ainsi le médical au service de la prévention des délits.

    Citons, pour finir, Hans von Lüpke (pédiatre et psychothérapeute) : « L’enfant qui se fait ainsi remarquer [...] exprime quelque chose. Il y a toujours un message derrière tout cela. [...] Il s’agit ensuite de déchiffrer ce message. C’est seulement de cette façon que l’on aura une chance de le guérir, bien plus qu’en essayant de le faire entrer à tout prix dans un moule, car cela amène souvent à faire une croix sur les qualités propres de l’enfant, sa vivacité, sa créativité, comme on l’observe chez de nombreux enfants traités par médicaments. » Oui, et si le message concerne justement le moule et le refus d’y rentrer ? Quelle possibilité existe pour l’enfant d’y échapper finalement ? Aucune, sauf à le payer, au niveau de la souffrance psychique, trop cher... Mais, intellectuellement, il est beaucoup plus facile de propager le discours - idéologique - de la souffrance de ces enfants qui ne désireraient qu’entrer dans les normes, être comme les autres et qui ne le peuvent pas...

    Une des fonctions -pas la moindre- d’un tel discours est de rassurer les adultes qui le tiennent, qu’ils soient parents, enseignants ou psychiatres, en justifiant leurs actions hautement normalisatrices et en rejetant de par là-même tout questionnement sur leur propre responsabilité dans l’acquisition par la majorité des enfants d’un tel souci de se conformer aux normes socio-culturelles, qui loin d’être propre à un certain « stade » de la maturation psychique de l’enfant et de l’adolescent, loin d’être un passage, une étape, se fige dans l’intégration immuable de la Norme.

    La vie sexuelle conditionnée

    L’éducation à la sexualité nous paraît plutôt être une normalisation et un conditionnement sexuels, auxquels l’école participe et risque à l’avenir de participer encore plus. Quelques mots sur un sujet qui mériterait un plus long développement...

    Depuis une dizaine d’années est apparue et se développe une sanctuarisation du corps de l’enfant, qui a pour conséquence une codification envahissante des « rapports des corps » entre l’enfant et l’adulte mais également entre enfants et entre adolescents, sur un modèle ressemblant de plus en plus au modèle de codification américain. À savoir : comment normer la bonne distance entre deux corps en toutes circonstances et, quand le contact ne peut plus être évité, comment établir les règles strictes qui régiront le contact. C’est-à-dire comment instaurer - par la violence douce, insensiblement - l’isolement du corps de chacun.

    Avec pour conséquences - entre autres - la répression de gestes ou de comportements jusque-là anodins et à terme l’impossibilité pour les enfants de se livrer entre eux à des jeux sexuels initiatiques. Et derrière la frénésie d’asepsie se cache mal la tentation... de l’abstinence ! À laquelle aux États-Unis de lourdes campagnes publicitaires vous incitent, sous prétexte de prévention. Tout cela participe donc de la fabrication accrue de personnes gravement névrosées et conjointement de l’accroissement des agressions sexuelles, quand pour certains les plombs pètent, l’autorépression de la sexualité provoquant l’exacerbation des pulsions.

    On est là à l’opposé de ce qui pourrait constituer la base d’une « éducation » sur ce que peut être la relation entre deux êtres dans sa dimension sexuelle : mise en question du machisme, de la violence exercée sur les femmes, de la possession considérée comme une valeur ; réflexion sur le plaisir sexuel comme partage relationnel et non comme jouissette masturbatoire, fût-elle pratiquée en couple.

    « J’ai l’impression que les enfants, au moment où ils découvrent la sexualité, on leur a déjà inculqué ce profond désir de se conformer, y compris de trouver le plaisir dans l’interdit, ce qui est un conformisme de la société absolument énorme. [...] Je pense que la sexualité infantile est déjà conformée par la société. »

    « Qu’est-ce qui fait que l’image sexuelle est tout d’un coup taboue ? C’est le réflexe social... J’ai un petit garçon de 8 ans. À l’heure actuelle, dès qu’il voit à la télévision un film... même un James Bond - Dieu que c’est puritain et pudibond [...], - il dit : “Cela n’est pas pour moi...”, alors qu’il regarde tous les trucs violents et qu’il trouve ça totalement normal puisque c’est la culture ambiante... [...] À mon avis, cela se joue dans une espèce de culpabilité et c’est bien dans cette culpabilité que se trouvera le plaisir. Je pense que c’est vraiment une éducation de la société, dans une volonté de mener les gens. C’est une chose apprise, inculquée... Il est vrai que les enfants sont conformistes et qu’il est très facile de les conformer, il faut bien le reconnaître [22]. »

    Éducation carcérale où l’on emprisonne les enfants dans les névroses graves des adultes. Moins l’être humain regarde en face sa vie sexuelle, plus il se rapproche de l’animal. Wilhelm Reich est mort, mais, sous une illusoire libération sexuelle, on l’enterre toujours plus...

    Idéologie sécuritaire : un concept qui fait école

    L’école n’est pas un monde à part de la société. Il n’échappe ni aux lois du marché ni aux besoins de l’entreprise. La fonction de l’école, dans une société capitaliste, est de former des travailleurs. Cela n’a jamais changé, même si pendant les années1970, le taux de chômage extrêmement faible aidant, la fonction économique de l’école a été partiellement remise en cause (tentatives d’expériences pédagogiques échappant à la logique de l’État, Dolto dans chaque foyer, remise en question de la supériorité du travail intellectuel sur le travail manuel, etc.).

    Cette critique, par son ampleur, a été capable momentanément de ralentir les réformes utilitaristes de l’État en mettant en avant l’autonomie des élèves (foyers gérés collectivement par les lycéens), l’expérience des débats critiques (assemblées générales fréquentes dans les lycées et débats à l’ordre du jour dans les classes). Assez rapidement, l’État, sur la défaite de ce mouvement, a, pour le rendre inoffensif, détourné les idées qu’il contenait ; par exemple, l’autonomie pourtant indissociable du collectif, s’est transformée en valorisation de l’individu qui réussit non plus avec mais au détriment des autres.

    Même si ces luttes ont pu ralentir la logique de l’État, celuici n’a jamais cessé de poursuivre au sein de l’institution scolaire son but initial. Contrairement aux idées largement répandues par l’ensemble de la classe politique, ce n’est pas le « laxisme post-soixante-huitard » qui serait à l’origine de la crise que connaît aujourd’hui l’école, ce sont bien les nouvelles contraintes imposées par le marché qui dictent les orientations du système scolaire : chômage croissant, précarité des emplois et des statuts, développement du travail intérimaire, délocalisation, déqualification.

    L’école doit gérer aujourd’hui une génération dont l’avenir est de dériver entre RMA, emplois précaires, chômage : adaptabilité, polyvalence. L’école n’a pas comme fonction de dispenser un savoir général qui permettrait à chacun de choisir entre différents emplois stables (le grand mythe de l’éducation démocratique et républicaine) mais d’apprendre à chacun à accepter de se conformer aux nouvelles règles qui définissent le comportement d’un bon citoyen, qu’il soit chômeur, travailleur ou précaire. Et comme cette réalité n’est pas facile à imposer, et pour cause, la tendance est plutôt à la répression. Même si ces dernières années n’ont pas été riches en mouvements lycéens ou étudiants, ici et là des réactions, le plus souvent individuelles et désordonnées, parfois en se trompant d’ennemi, ne manquent pas d’exprimer leur malaise ou leur colère. Le cadre sécuritaire a pour objet de prévenir et d’endiguer toute réaction, tout débordement de la part des élèves.

    Alerte aux sauvageons

    Depuis plusieurs années, la propagande institutionnelle désigne les jeunes comme un danger, une menace aux personnes et aux biens. Ces bandes de sauvageons sans foi ni loi ne reconnaissant aucune autorité seraient animés exclusivement par l’appât du gain, la violence gratuite... D’une part, on ne voit pas pourquoi ces jeunes ne seraient pas mûs par les mêmes valeurs que celles de la société qui les entoure, à savoir consommation et chacun pour soi ; et d’autre part les conditions de vie produisent des angoisses de plus en plus importantes, par définition sans objet, que le pouvoir exploite sous le vocable de « sentiment d’insécurité », qui provient davantage de peurs d’une autre nature, peur de l’avenir, peur d’être licencié, etc. Le dernier matraquage médiatique date de la campagne électorale présidentielle, qui faisait des écoles le théâtre de violences graves quotidiennes, s’appuyant sur quelques cas isolés pour en faire une règle générale : les jeunes devenaient ainsi une des principales causes du désordre social.

    Télé, journaux, magazines, aux ordres, se sont déchaînés à grands coups d’images et de reportages chocs pour bien faire entrer dans la tête de chacun l’idée que les cours d’écoles s’étaient transformées en lieux de violences extrêmes où le viol, le racket, les tabassages étaient monnaie courante et que cette réalité effrayante s’étendait même autour des établissements. Une réalité qui ne pouvait laisser insensible des parents désemparés et un gouvernement toujours prompt à sauver du chaos une génération en perdition ; face à un tel tableau apocalyptique, il devenait incontournable d’adopter des mesures fortes sans ambiguïtés.

    Dans les faits et au regard même des chiffres communiqués par les programmes informatiques mis en place par l’État pour évaluer l’importance des faits de violence, il s’agit davantage d’un sentiment d’insécurité que d’insécurité : une fois ôtés les bâillements, les bavardages, les moqueries qui ont toujours existé et qui témoignent plus de l’ennui que de la marque d’un esprit séditieux, les actes graves restent peu nombreux au vu du nombre de personnes concernées (5,5 millions d’élèves pour 500 000 fonctionnaires de l’Éducation nationale) ; désormais, il suffit qu’un acte ou un comportement soit pénalisable pour qu’il soit considéré comme grave.

    Ces dernières années ont vu apparaître de nouveaux délits : l’insulte, les menaces peuvent désormais conduire devant les tribunaux, surtout quand ils sont dirigés contre des personnes dépositaires de l’autorité publique. Les cas de violence sont évidemment plus nombreux dans les grandes villes, les cités où habitent les plus pauvres ; ce qui, il y a encore peu de temps, était perçu comme les conséquences de dysfonctionnements sociaux, économiques, est désormais présenté comme relevant de la responsabilité individuelle. Bien sûr, il existe encore la conscience que, pour certains, c’est plus difficile que pour d’autres d’intégrer cette société, mais quand on veut on peut.

    Les parents, surveillés surveillants

    Les parents, après des années de propagande les désignant comme responsables du comportement de leurs enfants dans la société, sont désormais assujettis par la loi, qui les oblige à être des agents du contrôle social prévenant tout écart de conduite de leurs bambins, faute de quoi ils en deviennent les complices.

    Depuis le colloque de Villepinte en 1997, un large consensus politique entérine l’échec de la prévention pour axer les efforts gouvernementaux sur le tout-sécuritaire et l’idéologie qui l’accompagne : individualisation, psychiatrisation, criminalisation ; ce ne sont plus les choix politiques, économiques qui sont à remettre en question quand l’échec est patent mais l’individu archaïque incapable de s’adapter à la « modernité ». Ce n’est pas son environnement social qu’on interroge mais plutôt son entourage familial, qui est désigné comme l’origine du dysfonctionnement. Par exemple, dans le cas de l’absentéisme de l’enfant, tout un dispositif se referme sur le parent « démissionnaire », aussi infantilisant que culpabilisant. De l’école pour parents, faite pour éduquer, à la suppression ou la mise sous tutelle des allocations à l’assistance éducative de la famille, tout cela permet à l’État de s’immiscer dans de nombreux foyers et de déposséder partiellement ou totalement de l’autorité parentale des familles qui sont le plus souvent les plus démunies.

    L’amende reste une sanction forte, prétendument égalitaire (même si le législateur a omis de la calculer sur la base du quotient familial). Les mesures de suspension d’allocations n’ont pas été retenues par le gouvernement pour pénaliser l’absentéisme, il est réconfortant de constater que seulement 17 caisses d’allocations familiales sur 123 avaient accepté de collaborer à cette besogne. L’exemple phare anglo-saxon va plus loin. Les parents peuvent devenir de véritables matons chargés de garder leurs enfants assignés à résidence avec ou sans bracelet électronique, de contrôler leurs fréquentations sous peine d’emprisonnement. L’absentéisme est décrit en France comme un véritable fléau alors qu’il faut en relativiser l’ampleur.

    Il devient un délit majeur, désignant les enfants et les parents comme des délinquants qu’il s’agit de redresser. Un dispositif humiliant « propose aux parents désemparés par les événements de suivre un module de soutien qui les aidera à restaurer leur autorité », explique-ton au ministère de la Famille. Si cet accompagnement créé par le préfet de chaque département ne permet pas de redresser la barre, les psychologues, éducateurs, conseillers conjugaux ou délégués de parents d’élèves pourront visiter les familles jusque dans leur domicile. Si l’absentéisme persiste, l’État aura alors fait le maximum et passera à l’amende (750 euros). Si les parents refusent de se plier aux injonctions, les textes permettent de les poursuivre pour défaut d’éducation et de les condamner à deux ans de prison et à 30000 euros d’amende. Un enfant est considéré comme absent s’il a manqué la classe sans motifs « légitimes » ni excuses « valables » au moins 4 demi-journées dans le mois.

    Alors l’inspecteur d’académie pourra activer le dispositif. De fait, depuis ce colloque de Villepinte, la gauche plurielle a explicitement placé la sécurité comme une de ses priorités. Elle a prétendu avoir été au bout d’une politique de prévention, d’avoir conclu à son inefficacité et donc être dans l’obligation d’opter pour le tout-sécuritaire, seul moyen de répondre aux problèmes engendrés par la restructuration du monde du travail. C’était d’autant plus facile que la prétendue politique de prévention s’était contentée de quelques coups de peinture sur les façades des cités ghettos. Ces quelques miettes auront finalement servi à imposer, sans susciter trop de réactions, une politique répressive et sécuritaire (politique de la ville, lois sur la sécurité quotidienne, loi sur la sécurité intérieure, loi Perben 2, etc.).

    Les nouveaux dispositifs sécuritaires

    L’arsenal coercitif enserre de plus en plus les établissements scolaires et leurs alentours grâce à l’apport des nouvelles technologies, à la redéfinition du cadre d’intervention des éducateurs, du milieu associatif et des forces de l’ordre, au droit omniprésent et à l’architecture de type carcéral.

    Le logiciel Sygna, installé à grands frais dès la rentrée 2001, permet de recenser les phénomènes graves de violence à l’école. C’est-à-dire ceux qui font l’objet d’un signalement à la police, à la justice, aux services sociaux du conseil général, ou qui ont donné lieu à un dépôt de plainte. Sa mise en place permet « d’harmoniser et de clarifier » les procédures de signalement et de circulation de l’information, en particulier avec les flics, les gendarmes, les parquets et les éducateurs de la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse). Les données comportent des informations sur les auteurs et les victimes, sur les lieux où se sont déroulés les faits. Les résultats transmis par Sygna font moins de bruit que les prétendues raisons de son installation. Ils constatent à la fois que les incidents graves restent exceptionnels : peu d’écoles sont concernées, 420 sur 53 000, ce qui correspond à un incident pour 10 000 élèves.

    En 2001, 41% des établissements qui ont répondu n’ont signalé aucun acte de violence. Dans le second degré, les violences physiques sans arme représentent 30 % de ces actes, les insultes ou menaces graves 23 % et les vols ou tentatives de vols 10%. Heureusement, de nombreuses équipes d’enseignants et leur directeur « n’ont pas compris l’obligation de signalement » et rechignent ou s’opposent à l’idée d’entrer dans la logique sécuritaire (à sa mise en place, le taux de participation était inférieur à 50%). La plus grande des violences reste celle que les jeunes exercent contre eux-mêmes, comme une marque d’impossibilité de s’adapter à ce monde, qui peut conduire au suicide, qui est une des premières causes de mortalité chez les jeunes.

    Les architectes restent mobilisés pour défendre la société contre les fléaux sociaux. Ils doivent intégrer la dimension sécuritaire dans leurs cahiers des charges : hauteur des murs, installation de grillages, de systèmes de vidéosurveillance, de portails automatiques, de points de contrôle électroniques et informatiques, de détecteurs de présence. « Défendre le bien-fondé d’un espace “défendable” ne reviendrait-il pas, dès lors, à défendre le système social de moins en moins défendable d’un point de vue éthique et politique qu’il vise à perpétuer ? » (J.-P. Garnier, 2003).

    Il faut croire que pour contraindre, contrôler et soumettre, rien n’est hors de prix, l’État ne manque pas de budgets quand il s’agit de sécurité. La région Ile-de-France consacre par exemple près de 8millions d’euros pour installer des équipements de sécurité dans les lycées ; la région Provence-Côte d’Azur fait de même, le conseil général des Hauts-de-Seine a prévu d’installer un dispositif de vidéosurveillance dans la totalité des 90 collèges du département pour un coût total d’environ 1,7 million d’euros sur trois ans.

    Depuis 1996, l’intrusion dans une école, un collège ou un lycée constitue une contravention de 5e classe qui peut être sanctionnée de 1500 euros d’amende. Bayrou, alors ministre de l’Éducation, avait rétabli cette disposition, avec la loi anticasseurs, précédemment supprimée en 1981 . En 1996, il y avait eu 57condamnations, 600 en 2000, au cours de l’année 2001-2002, les chefs d’établissements ont fait état de plus de 2000 intrusions.

    « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées, et ils nomment liberté les garanties apportées par les institutions à ces jouissances. » B. Constant.

    L’élève citoyen

    Le droit, qui s’insinue dans toutes les sphères de notre vie, n’épargne pas l’école. Le droit considéré comme valeur intrinsèque et indiscutable du progrès place l’État et ses lois en dehors de toute critique possible. Tout est pensé pour que l’on ne s’interroge plus sur le bien-fondé d’une telle conception, celle de ce droit qui prétend régir, organiser, réguler l’ensemble des rapports sociaux pour le bienêtre de tous alors qu’il n’est que l’expression de la domination arbitraire, sinon totalitaire, d’une minorité sur tous les autres. Le droit, c’est avant tout celui du plus fort. S’exprimer dans le cadre de la loi revient à aller voter, participer à la vie républicaine au sein des structures hiérarchiques prévues à cet effet, accepter la délégation de pouvoirs, respecter les lois et principalement la propriété.

    Dans Le Droit de la vie scolaire, de Yann Butner, André Maureu et Blaise Thouvery (chez Dalloz), sont inscrits les droits et les devoirs et leurs pendants, les punitions : par exemple, on trouve les textes qui réglementent le droit de réunion : « La liberté de réunion reconnue en France depuis la loi du 30 juin 1881 a été étendue aux mineurs par la convention internationale sur les droits de l’enfant du 20novembre 1989. Le décret du 8 octobre 1990 l’intègre à notre droit national.

    S’agissant des élèves des établissements publics d’enseignement, la réglementation reconnaît cette liberté depuis 1985. L’article 3-3 du 30 août 1985 modifié détermine en effet un régime d’exercice encadré soumis aux principes de neutralité et de laïcité dont le chef d’établissement demeure le garant. » On pourrait croire qu’avant 1985 personne ne se réunissait. Paradoxalement, depuis 1981, la loi autorise les réunions, mais le cadre qu’elle fixe les interdit de fait. Alors qu’hier le rapport de forces créait des espaces de rencontres, de discussions, de critiques qui échappaient à la tutelle de l’autorité, aujourd’hui il paraît impensable, fou, incroyable d’imaginer que des élèves puissent organiser une réunion politique dans un établissement scolaire sans en demander l’autorisation.

    Les mouvements lycéens des années 1970 avaient imposé la création de foyers autogérés, de panneaux d’expression libres de toute censure. Cela faisait partie des règlements intérieurs des établissements scolaires dans lesquels les lycéens étaient considérés comme des adultes et non pas comme d’éternels irresponsables. L’espace public (comme l’école) est la propriété de l’État, contrôlé par ses représentants. Il n’appartient en rien au « public », masse immature irresponsable et chaotique qui ne peut s’exprimer intelligemment en dehors des normes et des instances garantes de l’intérêt collectif. Les seuls espaces de « liberté » tolérés restent le domicile privé... dans la limite où ça ne gêne pas la liberté de l’autre... La liberté, c’est quand on n’en prend pas ! Le droit c’est le mensonge du tous égaux devant la loi à défaut de l’être dans la représentation politique.

    « Les enfants découvrent que les contraintes de la vie collective sont les garanties de leur liberté, que la sanction, lorsqu’elle intervient, ne relève pas de l’arbitraire de l’adulte mais de l’application de règles librement acceptées... L’enfant prend conscience de son appartenance à une communauté qui implique l’adhésion à des valeurs partagées, à des règles de vie, à des rapports d’échanges. D’un côté, la perception de principes supérieurs que l’on ne discute pas, normalement imposés, condition de la liberté et du développement de chacun. De l’autre, la libre organisation d’un groupe est l’élaboration d’un contrat après discussion, négociation, compromis. »
    L. Ferry, lettre de rentrée 2002.

    Le règlement intérieur

    Le « contrat éducatif » ou « contrat de vie scolaire » est présenté comme une charte librement acceptée par la communauté scolaire. Cependant, en droit, il est un acte administratif unilatéral qui n’a pas besoin du consentement des parties pour être exécutoire. Il pose les obligations des usagers allant jusqu’à refuser leur admission s’il n’est pas lu et approuvé. Ces règlements sont mis en place dès la maternelle, lus et signés dès 6 ans par des enfants qui ne savent encore ni lire ni écrire et qui apprennent dès le plus jeune âge à acquiescer sans comprendre. Le règlement qui tend à s’uniformiser s’apparente à un catalogue d’interdits qui, s’il n’est pas respecté, entraîne des sanctions, des punitions, des mesures de réparation, voire d’exclusion.

    Le conseil de discipline chargé de faire appliquer ces règlements intérieurs s’apparente lui à un tribunal : il est constitué de onze membres (un de moins que pour une cour d’assises), six fonctionnaires, trois parents d’élèves et deux élèves. Ce « prétoire » scolaire vise à sanctionner systématiquement, tolérance zéro oblige, tous les contrevenants aux règles : l’exclusion, temporaire ou définitive, est la mesure ultime sans être pour autant exceptionnelle ; les actes dits « graves » mais isolés sont sanctionnés par « l’exclusion-inclusion » : l’élève reste dans l’établissement mais prend part à des tâches dites « réparatrices », ou il est accueilli provisoirement dans des institutions sociales ou médico-sociales (type Samu) ou dans des services d’incendie et de secours ; ou bien il participe à des travaux d’intérêt général. Enfin, les pouvoirs du chef d’établissement se voient renforcés, il peut entre autres exclure les élèves majeurs de sa propre autorité.

    Dans ce monde où le droit tente de médiatiser l’ensemble des rapports, l’État assure l’intégrité physique, morale, matérielle de chacun de ses citoyens en échange de leur renoncement à la vie politique. Dans ce système, chaque individu, chaque participant devient le dépositaire de ce nouveau « contrat social » et a pour charge d’en assurer la reproduction. La prolifération du droit induit nécessairement la création des agents pour le faire respecter.

    À l’école, les enseignants sont protégés, au même titre que les policiers, par la loi qui stipule que « lorsqu’il est adressé à une personne chargée d’une mission de service public et que les faits ont été commis à l’intérieur d’un établissement scolaire ou éducatif, ou à l’occasion des entrées ou sorties des élèves, aux abords d’un tel établissement, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende ». La loi, en accordant un statut particulier à ses fonctionnaires et en les soutenant systématiquement lors des procès, rend quasi impossible la remise en cause par des élèves ou des parents des prérogatives des professeurs, même si ceux-ci sont pris la main dans le sac.

    Fini l’instituteur tyran, plein de pouvoirs affichés, régnant en maître sur son navire. Vive l’enseignant citoyen qui dénonce aux autres rouages les dysfonctionnements qu’il observe et qu’il livre dans les mains du système policejustice, en pensant peut-être qu’il n’en fait pas partie alors qu’il en devient une cheville, bien plus que le maître peau de vache qui pouvait se passer de cette organisation de séparation de pouvoirs. Il y a peu de temps une séparation nette existait encore entre le monde de l’instruction et celui de la répression : même si la police avait le droit d’arrêter un élève dans sa classe, les réactions désapprobatrices des professeurs et de ses camarades étaient courantes voire dissuasives. Aujourd’hui chaque établissement scolaire a un policier référent.

    Pour garantir la paix et la tranquillité, gages de prétendue félicité, qui a en réalité plus la saveur des antidépresseurs et des programmes débilitants du petit écran, l’État s’est doté de moyens de contrôle et de coercition de plus en plus sophistiqués et généralisés. Pour le pauvre bonheur des uns, il faut contraindre tous les autres, par la force si besoin est. Le fondement du système capitaliste reste l’exploitation des uns par les autres. Les rapports induits par cette logique sont nécessairement conflictuels. Le droit pour ceux qui se conforment, la punition pour ceux qui l’enfreignent. Il est symptomatique que leur droit ait la couleur bleu marine, que l’État construise des prisons et pas des écoles, que pour chaque fonctionnaire qui part à la retraite c’en est un en uniforme qui arrive, que les partenaires de l’école sont des flics plutôt que des poètes... N’en déplaise aux adeptes de l’État, demander plus de droits revient à contraindre de plus en plus l’espace de la liberté et à étendre celui de la punition.

    Entre autres nouveautés...

    « Un dispositif de surveillance et de sécurité adapté doit être mis en place avec le concours des services de police et de gendarmerie, de la police municipale, le cas échéant, des agents locaux de médiation sociale, des aides éducateurs, des services municipaux, ainsi que des entreprises participant au transport des élèves.

    « Mise en place de procédures d’interventions rapides en cas d’incident afin de permettre une réaction extrêmement rapide et appropriée quand il se produit un incident grave... Les modes opératoires devront s’appuyer sur les actions mises en oeuvre pour prévenir et lutter contre les phénomènes de violence : police de proximité, brigades de la prévention de la délinquance juvénile de la gendarmerie, adultes relais, chefs de projet des sites en contrats de ville, associations et services d’aide aux victimes, les modalités et traitements des incidents scolaires qu’elles mettent en oeuvre (traitement en temps réel de procédures pénales, mesures de réparation ou de médiations pénales pour les auteurs d’infractions). »

    Pour ce faire, le ministère somme chaque département d’Ile-de-France d’organiser avant la rentrée une réunion rassemblant préfet, recteur, procureur de la République, inspecteur d’académie et responsables de la police et de la gendarmerie, ainsi que l’ensemble des autres services de l’État qui pourraient être concernés et particulièrement la direction de la PJJ et la direction départementale de la Jeunesse et des Sports. Pour plus d’efficacité, il s’agit de mettre en lien les différents dispositifs existant déjà sur la ville, le département : « D’une façon générale, il s’agira d’encourager le développement des dispositifs contractuels existants en matière de politique, de sécurité et d’éducation, contrats de ville, CLS, contrats éducatifs locaux. » Dans ces réunions, les acteurs sociaux et les professionnels de la répression échangent des informations, dénoncent nominativement les fauteurs de troubles. Là où jamais les municipalités, les régions, etc. ne demandent l’avis des citoyens sur l’intérêt d’une mesure, elles les mobilisent pleinement sur le maintien de l’ordre public.

    ACTION-RÉACTION

    « Il y a eu des vitres cassées, les caméras de surveillance détériorées... rien de volé. C’est un message de la cité qui dit que vous faites partie du système des institutions haïes, on vous rejette, puis on balance l’adjectif de collabo à un prof. Classification hautement politique, ce n’est pas une insulte classique, c’est une analyse. »
    (Un prof.)

    « On doit cependant constater que les années soixante ont vu apparaître et se développer une autre conception de l’éducation. Il ne s’agit alors plus tant de faire en sorte que l’élève devienne autre qu’il est, que de viser, selon la formule célèbre, à ce qu’il devienne ce qu’il est en épanouissant pleinement sa personnalité. De là une préférence marquée pour les dispositifs pédagogiques qui cultivent d’autres qualités que les traditionnelles valeurs du mérite, de l’effort et du travail : l’expression de soi plutôt que le souci des héritages transmis, plutôt l’esprit critique que le respect des autorités, la spontanéité plus que la réceptivité, l’innovation plutôt que la tradition, etc. Ces valeurs ne sont pas négatives en tant que telles, loin de là, mais c’est finalement l’idée de norme supérieure à l’individu qui est dénoncée comme aliénante, de sorte que, derrière la critique de l’école républicaine, c’est un nouvel essor de l’individualisme qui s’est installé. »
    Luc Ferry, Lettre à tous ceux qui aiment l’école, juin 2003.

    De Dray-Allègre à Ferry-Sarkozy

    Dans la psychose sécuritaire les jeunes ont eu une place de choix : entre Dray, « Il faut faire comprendre aux caïds de banlieue qui sortent des commissariats en faisant des bras d’honneur que la rigolade est finie », et Chevènement, « Il est urgent de mettre un terme à la chienlit des sauvageons... La répression appartient pleinement à la prévention, parce que la répression est dissuasion », le sort de ceux qui ne s’intègrent pas au système scolaire se profile dans une direction unique, celle de l’enfermement. Les enfants, tout comme leurs parents, n’échappent pas à la règle de la responsabilité individuelle.

    S’ils sont en échec scolaire, c’est qu’ils l’ont volontairement choisi et du coup ils n’ont plus qu’à assumer la juste sévérité de la loi à l’encontre de leurs éventuelles « déviances ». Il n’existe pas de droit sans punition et, pour les élèves, pas d’école citoyenne sans prolifération de classes relais, de centres éducatifs fermés et de prisons pour mineurs. La jeunesse, symbole du souffle nouveau, du désordre constructeur, des passions créatrices, du mouvement, est désormais synonyme de dangers producteurs de peurs et de chaos. Simplement dit, un monde sans avenir a tout à craindre de sa jeunesse, le capitalisme ne s’y trompe pas et tente de les formater depuis la maternelle.

    De la classe relais à la prison

    L’instruction reste obligatoire jusqu’à 16 ans, mais comme l’âge pénal a baissé de 16 à 13 ans depuis août 2002, l’enfant est encadré par une double compétence collégiale, celle du professeur et celle du juge.

    Les classes relais mises en place sous Allègre à la rentrée 1997, et qui continuent leur carrière sous tous les gouvernements depuis lors, s’adressent à des élèves de collège « entrés dans un processus évident de rejet de l’institution scolaire ». Fillon en prévoit 1500 pour 2010. Ce qui est appelé « rejet » dans ce texte, ce sont des manquements « graves et répétés au règlement intérieur », « un comportement agressif », « un absentéisme chronique non justifié qui a donné lieu à des exclusions temporaires ou définitives d’établissements successifs » ;

    il peut également se manifester par une « extrême passivité, une attitude de repli, un refus de tout investissement réel et durable ». Les classes relais concernent des enfants de 14 à 16 ans en voie de déscolarisation mais ayant un potentiel intellectuel normal et ne souffrant pas de troubles de la santé. Ces structures créées en partenariat avec la PJJ « accueillent » des jeunes pour une durée n’excédant pas un an, en moyenne d’un trimestre. Si leur comportement n’est pas conforme, « écouter les adultes, respecter la parole des autres, avoir son matériel, effectuer le travail en classe et à la maison », l’élève fera l’objet d’un entretien avec son aide éducateur référent ; si aucune amélioration n’était constatée, les parents de l’élève seraient convoqués ; si le comportement de l’élève ne change pas, il sera mis fin à la session.

    Depuis août 2002, la loi ne prévoit plus d’atténuation de la peine due au jeune âge. L’enfant est responsable de ses actes comme un adulte. La majorité pénale est déplacée de 16 à 13 ans, puisque à cet âge on est « capable de discernement ». Dès 10 ans, il est prévu des sanctions éducatives pour les chenapans, qui deviennent du coup des délinquants à surveiller de près : « confiscation de l’objet ayant servi à la commission de l’infraction, interdiction de paraître en certains lieux, interdiction d’entrer en rapport avec la victime, accomplissement d’un stage de formation civique, d’une mesure d’aide ou de réparation ».

    Pour les 13-16 ans, la justice se doit de donner une réponse claire et rapide, elle prévoit une procédure de jugement rapproché qui permet au procureur de les poursuivre devant les tribunaux dans un délai compris entre dix jours et deux mois. Pour eux, la perspective de la prison se précise dès qu’ils encourent une peine criminelle ou qu’ils se soustraient aux obligations d’un contrôle judiciaire, ou à une mesure de placement dans un centre fermé.

    La mise en détention ne dépend pas seulement de la gravité de l’acte mais du comportement de l’enfant, c’est sa capacité à se soumettre au cadre qui déterminera la réponse plus ou moins violente de l’institution. Pour répondre d’une manière efficace, l’État prévoit pour le moment dans son projet de construction de nouveaux lieux d’enfermement pour les enfants, à savoir 600 places de centres fermés avant 2007 et 900 places de prison pour mineurs (pour plus de précisions, cf. L’Envolée, n° 5, 6, 8 et 9 [23]).

    Il y a un siècle, un réformateur comme Victor Hugo posait comme antagoniques l’école et la prison. Aujourd’hui la prison et l’école font bon ménage, éducateurs et instituteurs peuvent exercer à l’intérieur des murs : la prison est l’élément répressif nécessaire à l’existence de l’école, et l’école est l’alibi indispensable à l’existence des prisons.

    Témoignage d’une collégienne (avril 2002)

    Exemple du collège de Poussan, dans l’Hérault, avec dans le rôle des prisonniers, les élèves ; dans le rôle des matons, les pions. Le directeur est joué par le principal. La salle des matons se situe à la vie scolaire, la cour de promenade est nommée cour de récréation. Pour l’instant il est encore possible de s’en évader, et la principale sanction est l’exclusion et non le mitard.

    Le collège est entouré de grilles (il est tout de même possible de les franchir). Les entrées et sorties sont surveillées systématiquement par des caméras de vidéosurveillance et deux pions à chaque sortie vérifient les carnets de correspondance (il existe trois régimes de sortie). Il est bien sûr interdit de rester devant le collège, et si au bout d’un quart d’heure personne n’est venu chercher les élèves, ils doivent se rendre à l’intérieur et aller à la « vie scolaire », centre de surveillance de l’établissement.

    Les fouilles sont pratiquées assez couramment. Le principal et le principal adjoint pénètrent régulièrement en plein cours, sans explications, et exigent de fouiller les cartables et les trousses. Le règlement spécifie que tous les casiers peuvent être fouillés à tout moment par l’administration. Au collège de La Salle à Montpellier, une journée de fouille a eu lieu afin de vérifier dans tous les agendas s’il n’y avait pas de photos érotiques (voire simplement dénudées) qui sont considérées comme une « incitation à la pornographie » et répréhensibles d’une exclusion.

    Au self-service il est interdit de circuler : une fois assis, plus le droit de se lever... Une fois dans la cour, entre midi et deux heures, les pions effectuent des rondes. Ils circulent constamment pour surveiller les faits et gestes de tous les élèves.

    Depuis des années, les élèves réclament l’installation de casiers. Ils seront bientôt installés mais le nombre prévu étant insuffisant, un système de liste d’attente va être mis en place. L’élève-citoyen est bien sûr à l’ordre du jour, la délation est favorisée, et si les casiers sont détériorés (tag, vol) et que le coupable n’est pas trouvé, cela entraîne systématiquement la perte du casier et le retour sur la liste d’attente. Si le coupable est trouvé, il subit une double peine : d’une part il doit réparer (repeindre...) et il est définitivement privé de casier.

    Les gendarmes peuvent entrer dans l’établissement pour cueillir un « jeune délinquant » en possession d’une petite boulette de shit.

    Les méthodes de contrôle et de surveillance sont de type policier. Lors d’un incident dans la cour de récréation où un groupe d’élèves en menace un autre, les pions prennent les choses en main et incitent à la délation en mettant en avant le droit de se défendre face aux mauvais éléments et de répondre aux violences. Les fauteurs de troubles doivent être punis. Pour cela la victime est sommée, devant un registre contenant les photos de tous les collégiens de l’année, de reconnaître les coupables pour qu’ils soient sanctionnés.


    Pour tous contacts : alertezlesbebes at yahoo.fr
    Toute reproduction et diffusion de cette brochure est vivement recommandée.

    Collectif Alertez les bébés


    P.S.

    Auto-édité la première fois en janvier 2005.


    [1] Cité par Paul Nizan dans Les Chiens de garde, Maspéro, 1982.

    [2] Buisson, Dictionnaire de pédagogie.

    [3] In Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, p.163-164.

    [4] Conférence de presse de Luc Ferry le 2 septembre 2002.

    [5] « L’apprentissage à vie doit répondre à plusieurs objectifs : favoriser l’épanouissement personnel [...] ; renforcer les valeurs démocratiques ; encourager la vie collective ; maintenir la cohésion sociale et favoriser l’innovation, la productivité et la croissance économique. » OCDE, Apprendre à tout âge, 1996, cité dans L’École n’est pas une entreprise, C. Laval, éd. L’Harmattan, 2003. La Commission européenne, elle, parle « d’un espace européen de l’éducation et de la formation tout au long de la vie » (communication de la Communauté européenne, Réaliser un espace européen d’éducation et de formation tout au long de la vie, 21 novembre 2001). Elle a, à ce titre, investi plus de 600millions d’euros dans le programme Leonardo da Vinci, afin d’encourager cette formation perpétuelle et obligatoire de la main-d’oeuvre.

    [6] Cf. L’École n’est pas une entreprise, Christian Laval, L’Harmattan, 2003.

    [7] Cf. Construire des compétences dès l’école, Philippe Perrenoud, ESF, 1992.

    [8] Lire à ce propos « Retraites à vau-l’eau », supplément au n°13 de la revue Temps critiques, juillet 2003.

    [9] « Il est essentiel de renforcer la cohésion sociale. Certains d’entre nous observent un profond malaise chez les jeunes qui se signale notamment par un désintérêt et par des comportements antisociaux dans nos établissements d’enseignement. Bien que les causes de ces comportements soient souvent extérieures aux établissements euxmêmes, ceux-ci doivent être un élément de la solution car ils reflètent et contribuent à façonner l’environnement local. » Réunion des ministres de l’Éducation des pays de l’OCDE, Paris, les 3 et 4 avril 2001.

    [10] Les « cercles de qualité », apparus en France dans les années 1980, consistaient à faire participer et à impliquer les employés des entreprises dans l’amélioration de la productivité, à travers des réunions régulières notamment, en mettant en oeuvre des mécanismes de groupe largement tirés des techniques de management à l’américaine.

    [11] « L’éducation civique n’est pas, en priorité, l’acquisition d’un savoir, mais l’apprentissage pratique d’un comportement. Ce domaine n’est donc pas lié à un enseignement, mais à tous. » (Bulletin officiel 2002).

    [12] Rapport L’École citoyenne. Le rôle du Comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté, avril 2002. Toutes les citations qui suivent sont également extraites de ce document.

    [13] Manuel C’est à lire, pour CP-CE1, Hachette Éducation (cf. Le Monde, 14/09/1998).

    [14] Professeur de psychiatrie, pharmacologue, auteur de Des paradis plein la tête (1994), Le Prix du bien-être (1996), La Force de guérir (1999), Une certaine idée de la folie (2001).

    [15] Notion qui relève davantage de notions statistiques que de gènes réellement identifiés.

    [16] Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, American Psychiatric Association, 4e édition, Paris, 1996

    [17] Soirée « Thema » d’Arte consacrée à l’hyperactivité, le 16/9/03 : Ces enfants qui ont la bougeotte.

    [18] « L’enfant hyperactif : approche thérapeutique », collectif, http://www.coridys.asso.fr/

    [19] C. Bursztejn, J.-C. Chanseau, C. Geissmann-Chambon, B. Golse, D. Houzel, « Ne bourrez pas les enfants de psychotropes ! », in Le Monde du 27 mai 2000.

    [20] La Ritaline est fabriquée par Ciba-Geigy, filiale de Novartis. Selon Andrew Waters, avocat qui intenta en 2000 aux États-Unis le premier procès contre la Ritaline, les experts de l’American Psychiatric Association (APA) auraient profité des largesses financières de Ciba- Geigy en échange de l’assouplissement des critères de diagnostic de l’hyperactivité... Par ailleurs, une association de parents d’enfants hyperactifs, Children and Adults with Attention Deficit Disorder (Chadd), est largement subventionnée par ces mêmes laboratoires, dont elle aurait perçu, d’après les pièces versées au dossier, 748000dollars entre 1991 et 1994.

    Est-il besoin de préciser que cette association est très favorable à l’usage de la Ritaline ? [Source : L’Express du 26/10/2000, « Ritaline. Agitation contre une pilule calmante », par Gilbert Charles.] Ciba-Geigy a fait un chiffre d’affaires de 350 millions de dollars en 1995 avec la Ritaline. Depuis, la vente s’est considérablement accrue. [Source : Commission permanente des affaires sociales, Consultations particulières concernant la consommation de médicaments et la recherche et le développement dans ce secteur au Québec, 14 mai 1996, Québec.]

    [21] Dr Guy Falardeau, Les Enfants hyperactifs et lunatiques, Le Jour éditeur, 1997

    [22] Catherine Breillat, « Existe-t-il une autre sexualité qu’infantile ? », in la revue Analyse freudienne Presse, n°3, 2001, éditions Érès.

    [23] L’Envolée est un journal et une émission de radio de lutte contre les prisons. Pour tous contacts : L’Envolée, 63, rue de Saint-Mandé, 93100 Montreuil, envoleeradio@yahoo.f


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    Oxydant à bout portant

    Merci, occident, pour tes bombes pour ton plomb,
    Merci, occident, pour tes missiles et avions,
    Merci, Mauser, Merci Nobel Merci Molotov,
    Merci  Dassault, Thompson, Kalachnikov,
    Merci à l'orient pour ses mines personnelles,
    Merci aux Balkans, pour les balles réelles,
    Merci aux Western pour le Magnum et Bazooka,
    Merci aux Romains, pour leur colt Beretta,
    Merci, à tous, pour ces cadeaux couteux,
    A prix d'or achetés, par des leaders douteux,
    Qui sans remords ni la moindre hésitation,
    Tirent dans le tas à bout portant,
    Dans les têtes, entre les yeux des enfants,
    Dans les cortèges des prières, dans les cortèges des fêtes,
    Sur les robes rouges et blanches des fillettes,
    Sur la vie, dans toutes ses formes parfaites.
    Merci pour ces cadeaux, occident civilisé,
    Merci encore, pour tes dictateurs infiltrés,
    Merci pour tes plans, pour tes agendas macabres,
    Pour ton cynisme assassin enveloppé de palabres.
    Ainsi, en Lybie, où des enfants meurent toujours,
    Tes cadeaux sont performants dans les mains des tueurs,
    Et comme par hasard, les dictateurs sont vos alliés,
    Et les armes constituent votre cadeau empoisonné,
    Seuls les peuples partout subissent les génocides,
    Sous couvert d'un roi, un leader ou un guide,
    Commandité d'en haut par un capital cupide,
    Ayant une main forte, décisive et rapide,
    Pour garder le débit des richesses minières,
    En rivière couler vers  sa propre embouchure.
    Gardez vos cadeaux Messieurs, gardez vos dictateurs,
    Nos peuples veulent désormais, s'affranchir de la peur,
    Résister par la paix, la sagesse et l'amour,
    Dompté la liberté et la chevaucher pour toujours.
     
    Lihidheb mohsen éco artiste 15.06.2011
    Mémoire de la mer et de l'homme Zarzis

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    Les intellectuels faussaires - par Pascal Boniface


    Depuis quelques années, le mensonge est devenu la marque de fabrique de plusieurs intellectuels.

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    Ces " faussaires " qui assènent sans aucun scrupule des contrevérités pour défendre telle ou telle cause sont quasi intouchables. Quoi qu’ils racontent, on les respecte et personne, ou presque, n’ose dénoncer leurs (petits) arrangements permanents avec la vérité.

    Le triomphe de ces " serials-menteurs " représente une véritable menace pour l’information et la démocratie. Les " intellectuels faussaires " dont il est question dans cet ouvrage sont bien connus. Ils s’affichent sur les plateaux de télévision et tiennent des chroniques à la radio ou dans la presse.

    Tous brandissent la morale pour nous faire avaler leurs couleuvres. Tous distillent des énormités et des concepts creux sur l’islamisme. En levant le voile sur leurs pratiques, Pascal Boniface dénonce une nouvelle " trahison des clercs ".

    Un ouvrage corrosif qui démontre, exemples à l’appui, les mensonges de certains experts et autres donneurs de leçons très médiatiques. Une réflexion iconoclaste sur les dérives du débat intellectuel aujourd’hui en France.


     

    « 14 refus d’éditeurs. Oui, vous lisez bien : il y a 14 éditeurs qui ont refusé de publier le manuscrit que je leur avais envoyé sur « les intellectuels faussaires », ceux qui mentent sciemment au public et pourtant restent les stars des médias. »

    Comment ont-ils justifié leur choix ? Certains étant des éditeurs universitaires le trouvaient trop polémique, d’autres estimaient que je mettais en cause certains de leurs auteurs. Mais il y eut également le cas fréquent d’éditeurs me disant qu’ils avaient apprécié le livre, qu’ils en ont partagé les analyses et démonstrations mais qu’ils ne pouvaient pas prendre le risque de le publier car ils ne voulaient pas se fâcher avec des gens puissants dans le milieu de l’édition et des médias.

    La France est un pays de liberté mais, dans ce domaine, l’autocensure, la protection des puissants au mépris du public fonctionnent. Publier un livre contre certaines figures du monde médiatique français serait-il aussi difficile que de publier un livre critique vis-à-vis de Ben Ali en Tunisie avant la révolution du Jasmin ?

    Il y a des gens qu’il ne faut pas mettre en cause, car ils ont des moyens de rétorsion. Nous sommes dans un tout petit monde où éditeurs, chroniqueurs et éditorialistes vivent en vase clos. On verra bien si les réseaux sociaux, si la mobilisation de la base arrivera à être plus forte que l’entre soi du petit monde éditorial.

    Je publie, en effet aux éditions Jean-Claude Gawsewitch le 20 mai ce livre intitulé « Les intellectuels faussaires ». Il démontre les multiples mensonges, contre-vérités, voire même affabulations, que de nombreux intellectuels et experts commettent sans pour autant voir leur statut remis en cause ou leur présence dans les médias contestée. Je ne parle pas là d’erreurs, tout le monde peut en commettre, quoi que certains en abusent, mais de mensonges volontaires. À condition d’aller dans le sens des vents dominants et notamment de faire de l’islam une menace terrorisante, cela passe comme une lettre à la poste.

    Pour certains, vérités et mensonges se valent. Il n’y a pas de différence. Ces experts et intellectuels dont la mission serait d’éclairer le public, en réalité le trompent. C’est cette connivence qui suscite la coupure entre le public, qui n’est pas dupe et les élites.

    On verra ce qu’il adviendra de ce livre, s’il sera étouffé par les censeurs discrets ou si le pari courageux de Jean-Claude Gawsewitch, auquel je rends hommage, sera récompensé.

    Article tiré de http://contreinfo.info/article.php3...

    Détails :

    -  Broché : 272 pages
    -  Editeur : JC GAWSEWITCH EDITEUR (20 mai 2011)
    -  Collection : COUP DE GUEULE
    -  Langue : Français
    -  ISBN-10 : 2350132773
    -  ISBN-13 : 978-2350132778

    * Pascal Boniface est directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et enseignant à l’Institut d’études européennes de l’université de Paris VIII. Il a écrit ou dirigé une quarantaine d’ouvrages ayant pour thème les relations internationales, les questions nucléaires et de désarmement, la politique étrangère française ou encore l’impact du sport dans les relations internationales.

    Source


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  • Lettre anonyme d’un détenu de la prison de la Santé sur les conditions de détention et sur la prison en général - mars/avril 2011

    Comme un chien enragé

    Anonyme (première parution : avril 2011)

    Formats : (HTML) (PDF,3.3 Mo) (PDF,3.2 Mo) (web)

    Version papier disponible chez : Infokiosque fantôme (Partout)

     

    Pour écrire un texte comme celui-ci, je suis bien obligé de partir de ma propre expérience, de partir du particulier pour discuter de l’universel. Je suis actuellement incarcéré en détention préventive à la prison de la Santé, à Paris. J’espère ici réussir à donner un bon aperçu de cette vie de chien, une plongée en apnée dans l’univers carcéral. Je suis pour la destruction totale de tous les lieux d’enfermement quels qu’ils soient, et avant mon incarcération, je participais déjà aux luttes anticarcérales et avais donc développé un certain intérêt pour la condition du prisonnier, et pourtant la prison telle que je la vis aujourd’hui est assez éloignée de la façon dont je pouvais me la représenter concrètement vue de l’extérieur.

    Ce texte tend donc à s’inscrire dans la modeste perspective de faire visiter cette taule, sans compromis et à titre de contre-information, à tous ceux que cela intéresse, mais surtout pour tous ceux qui luttent contre la taule et pour qui, une meilleure connaissance de ce qu’est réellement la prison ne pourra qu’aider à mieux la combattre et à comprendre les mécanismes qui s’y jouent. Ce texte est donc basé sur mon expérience personnelle ainsi que sur des témoignages et informations recueillies auprès d’autres détenus à la maison d’arrêt de la Santé, qui n’est qu’une taule comme une autre. Il s’adresse à tous ceux, forcément révolutionnaires, qui souhaitent la destruction de tous les lieux d’enfermement, mais aussi aux proches de détenus et aux détenus eux-mêmes.

     


    Ça pue, ça s’effrite, ça tombe, ça s’écroule, ça fuit, ça suinte. Ils sont fiers de leur prison. Elle a presque 150 ans et la moitié de ses bâtiments se sont déjà effondrés, ou sont en tout cas fermés en prévision d’une rénovation d’ampleur. Il reste le Bloc A et ses quatre étages. Au rez-de-chaussée, les détenus considérés comme calmes et sans problèmes, trois détenus par cellule de 9m². Au premier étage des cellules de 9m² où sont parqués quatre détenus par cellule, parfois sur un matelas improvisé au sol.

    Il y a une salle de douche infestée de champignons, de cafards et de déchets qui s’entassent, on y attrape facilement hépatites et autres maladies. A l’intérieur, 4 douches mal séparées pour la cinquantaine de détenus de l’étage, dont une totalement ouverte, pour bien marquer le fait qu’il y a une hiérarchie entre les détenus, et que c’est les détenus eux-mêmes qui la mettent en place. Selon les matons, c’est l’étage où sont parqués les détenus les plus indisciplinés. Le troisième, c’est à peu près la même chose en plus calme (soi disant), et à trois par cellules (ça aide), pour l’instant en tout cas.

    Le deuxième étage est lui, réservé aux détenus travailleurs, réputés plus calmes, car souvent portés sur leur réinsertion et la carotte des remises de peine. Une partie travaille pour le service général (activité liée à l’entretien et au fonctionnement de la prison), une autre pour la régie industrielle des établissements pénitentiaires qui fabrique des pièces destinées à l’administration elle-même. Mais la plus grande partie de ces forçats travaille pour le compte d’entreprises extérieures privées (façonnages, conditionnements, montages, assemblages, petits usinages), qui se gardent toujours de s’en vanter sur leurs sites internet et leurs catalogues.

    Les détenus n’ont généralement aucun moyen de savoir pour quelle boîte ils travaillent. A la Santé, on travaille généralement pour Paris Façonnage, Lacoste, Dior, et d’autres, souvent des marques de luxe, selon les périodes. Dans d’autre prisons en France, on peut travailler pour Bouygues, EADS, EDF, Givenchy, Bic, L’Oréal, Orange, 3M, Yves Rocher, Renault, Haribo, etc.
    Cependant, il n’y a pas de contrat de travail en prison puisque c’est interdit par le code pénal. Ce qui veut dire pas de SMIC, pas de congés payés, pas de droit syndical, pas d’arrêt maladie. L’inspection du travail n’a pas le droit de se rendre inopinément en prison : elle doit être invitée par l’AP (administration pénitentiaire), autant dire jamais.

    Les conditions de travail sont donc difficiles et les machines sont souvent vieilles, défectueuses et très dangereuses. Le travailleur pour les entreprises extérieures est généralement payé à la pièce, et ce sont les boîtes en question qui fixent les cadences horaires. En gros et en moyenne, le « salaire » va de 200 à 300€ cantinables par mois (desquels est parfois prélevée une certaine somme sans accord du détenu pour rembourser les parties civiles de son affaire). Ils sont à peu près 260 à travailler (selon la Santé) pour autant de M² d’ateliers. Ceux qui ne travaillent pas pour des entreprises extérieures mais pour l’industrie carcérale à proprement parler et la prison elle-même gagnent encore moins, et sont attachés aux tâches trop ingrates pour qu’un maton ou un employé sous juridiction du code du travail ne l’effectue lui-même.

    Laver la crasse, la merde, le sang, servir la gamelle, porter des palettes de cantine, etc. Cela rentabilise le fonctionnement de la prison grâce à cette manne financière d’un travail pénible très peu rémunéré mais violemment cadencé. Les entreprises privées elles, s’offrent le luxe d’une délocalisation à domicile. Si l’AP présente le travail en prison comme une « activité fondamentale pour la réinsertion future des personnes incarcérées ». Il n’y a en fait que chantage à la remise de peine et à la misère. Le travail est devenu nécessaire à beaucoup de détenus car contrairement à certaines idées reçues, il faut de l’argent pour vivre en prison. Les repas sont immangeables et bourrés de calmants donc il faut pouvoir cantiner, ce qui équivaut à faire des courses à la « supérette » de la prison à des prix exorbitants, y compris pour des produits de première nécessité (entretien, hygiène, timbres, stylos, clopes...).

    Tous les dimanches, on remplit son bon de cantine, et les produits ne seront récupérables que 9 ou 10 jours plus tard. Les produits, souvent dégueulasses et parfois à la limite de la péremption, sont vendus plus chers que dehors (30% plus cher en moyenne), pour l’AP c’est un vrai business.

    En taule, il n’y a pas de monnaie, elle est interdite. Chaque détenu dispose d’un « pécule » virtuel (comme un compte en banque que l’on ne peut pas gérer soi-même). Ce pécule est alimenté par ce que le détenu avait en poche au moment de son incarcération, puis par des mandats cash ou virements provenant de l’extérieur, dont une partie, à partir d’un certain montant, est légalement volée par l’AP pour ses propres « frais ». En fait, tout est tellement cher, qu’une grande partie des prisonniers a recours aux petits trocs plus ou moins consentis pour les fins de semaines difficiles.

    La monnaie d’échange la plus courante est le shit, mais aussi les clopes, le rechargement de batterie des téléphones portables et parfois les galettes de crack, mais cela est plus rare. La came et les téléphones arrivent par le parloir ou avec la collaboration incontestable de la matonnerie. La tolérance de l’AP est à géométrie variable étant donné que tout cela achète efficacement la paix entre détenus et AP, mais pas entre détenus, donc tout benef’.

    La première chose qui est faite quand on arrive en taule, c’est la carte d’identification. Elle joue à peu près le même rôle que la carte d’identité dehors. Dessus, une photo prise à l’arrivée qui restera jusqu’à la fin, de sorte que l’on soit confronté chaque jour à la gueule de déterré qu’on avait en fin de garde à vue. Un code barre directement lié à l’empreinte biométrique de la paume de la main. Nom, prénom, numéro d’écrou, date de naissance. Il faut nécessairement la porter sur soi pour tout déplacement en dehors de la cellule et la montrer au maton quand il fait l’appel.

    Les autres blocs sont en travaux et en ruine. D’où notamment la surpopulation si intense à la Santé. Mais il y a d’autres bâtiments. Celui des semi-libérés qui doivent rentrer tous les soirs en enfer (un à deux par cellule, seul bâtiment « propre » de la taule), et les divisions 1 et 2, qui ne sont composées que de cellules individuelles, denrée rare à la Santé, pour laquelle il faut s’inscrire sur une liste d’attente très théorique. En réalité, il n’y a que trois façons d’obtenir une cellule individuelle :

    - La compromission : balancer, être docile, lèche-cul et serviable.
    - L’attente interminable : de quatre mois à un an d’attente en théorie, mais l’AP a toujours le dernier mot quoi qu’il arrive, et rien n’est acquis d’avance ou garanti par un réel règlement. D’ailleurs les détenus n’ont pas vraiment accès à un quelconque règlement intérieur (qui doit bien exister quelque part, histoire de dire).
    - La lutte et les divers moyens de pression : bloquer la promenade, les bureaux des directeurs et chefs de détention jusqu’à satisfaction, il faut être déterminé et combatif et réitérer fréquemment si nécessaire. L’avocat peut également exercer des pressions sur l’administration, mais on ne peut pas compter que sur lui, il ne peut que vous appuyer dans ce que vous faites déjà vous-mêmes...

    La première division et la deuxième division sont assez similaires, bien que la première soit plus propre et avec une cours de promenade plus adaptée à l’être humain. Je précise que la promenade en prison, c’est de la merde, barbelés, caméras, espaces confinés, entassement, une heure à tourner en rond et à se rentrer dedans comme deux ours dans une chambre de bonne. Et je ne tolère plus d’entendre sans cesse que les prisonniers sont enfermés 23 ou 22 heures sur 24, non, les prisonniers sont enfermés 24/24.


    Les inscriptions aux activités (qui fonctionnent également sur le principe très théorique de la liste d’attente, mais en fait dans un arbitraire total) y sont plus accessibles également qu’en deuxième division.

    Les cellules individuelles font 5,20m², on ne peut pas vraiment étendre ses bras en large. Les fenêtres, placées très en hauteur dans les cellules sont à la fois finement grillagées et barrées, si bien que lorsque que l’on regarde à l’extérieur, on finit par loucher ou avoir mal aux yeux tant les mailles du grillage sont serrées. Tout est fait pour qu’on s’y sente mal et seul.

    Trois fois par jour la gamelle.
    7h30 : « Petit déjeuner », un minuscule rectangle de beurre, de la chicorée imbuvable, un sachet de lait en poudre et un sachet de sucre. Et le dimanche une viennoiserie dégueulasse ou mal décongelée. Une baguette de pain est distribuée quotidiennement aux alentours de 10h30.
    11h30 : Premier « repas ».
    17h30 : Deuxième « repas ».

    Une bonne partie des détenus (il faut pouvoir se le permettre) ne touche pas à la gamelle. Les repas sont toujours les mêmes. Abats, langue de bœuf, poisson non identifiable, saucisses tièdes et mal cuites, plats gorgés d’eau, déraisonnablement gras. L’AP ne sert pas de repas adaptés aux végétariens, les seules dérogations sont pour le Halal et le Casher, il faut alors s’enregistrer auprès d’un maton en tant que « musulman » ou « juif ».


    De plus, les informations tournent depuis ceux qui sont exploités en cuisine que des tranquillisants en poudre sont ajoutés aux plats. Se nourrir exclusivement à la gamelle équivaut aussi à s’exposer à une diarrhée longue comme la détention, ce qui est fâcheux lorsque les toilettes sont partagées par quatre détenus dans une cellule mal aérée de 9m².

    La gamelle et ses horaires relativement fixes participent au balisage temporel du détenu et à la routine insoutenable de la détention. Car tous les jours sont à peu de choses près les mêmes, tout est à heure fixe : distribution du courrier, de la presse, gamelle, promenades, distribution du pain, activités s’il y a. Le détenu finit donc par se créer sa journée type, qu’il va répéter au loisir des juges. Le programme TV quotidien, l’heure du café, de la lecture, etc. Plus encore en cellule individuelle qu’au bloc, les prisonniers finissent tous par répéter une même journée standard, optimisée avec les moyens du bord. Pour se rendre compte de cela, il suffit de s’imaginer que l’on se réveille chaque jour dans la journée précédente et qu’on la recommence de bout en bout, jusqu’à finir par l’optimiser de A à Z. Cela rend fou très rapidement et on perd assez vite toute notion de réalité.

    En taule, il existe une réelle psychose de l’évasion qui serait considérée comme le signe d’une défaillance extrême de l’établissement. Aussi, cet état provoque toute une série de contraintes au nom de la sécurité qui brise le principe de la loi censée limiter la détention à la privation de la « liberté d’aller et venir ». Elle explique la politique du « porte-clefs » (ouverture, fermeture continuelle), la violation de l’intimité du détenu, elle provoque et justifie le recours à des moyens de contrôle et de contrainte souvent humiliants. Plusieurs fois par semaine, les matons entrent en cellule au cri de « sondage des barreaux ! » et frappent les barreaux à l’aide d’un tuyau en métal, souvent le matin, pour garantir l’effet de surprise et vérifier que les barreaux ne sont pas limés ou fendus.

    Les détenus ont droit, théoriquement, à trois parloirs de 45 minutes par semaine (c’est plus que dans d’autres prisons), et encore plus théoriquement d’un parloir prolongé par mois. Bien sûr, les parloirs sont assez souvent soumis à l’arbitraire des matons qui ont tout un éventail de méthodes pour gâcher, perturber ou carrément annuler un parloir.


    - Du côté des visiteurs, le maton peut très bien décréter arbitrairement le retard du visiteur ou du détenu et fermer les portes sans recours possible ou encore inscrire une autre heure que celle réservée par les visiteurs, ce qui annule le parloir de fait (mais pas nécessairement toutes les emmerdes qui vont avec).
    - Côté détention, les magouilles sont plus fines. L’AP peut convoquer les détenus aux mauvaises heures, s’arranger pour que le détenu n’ait pas sa carte de circulation au moment du parloir.

    Petit exemple pratique de la banalité du sadisme : les balais sont interdits en prison, mais les détenus peuvent pour une heure, échanger un balai contre leur carte d’identification. Le maton peut alors s’arranger pour ne pas vous rendre la carte à temps pour votre parloir (et le parloir peut être plusieurs jours plus tard), ou carrément la perdre. Mais aller au parloir sans carte d’identification, et donc sans vérification biométrique, c’est hygiaphone obligatoire.

    C’est à dire parloir dans une pièce étouffante de moins de 2m² (dans laquelle le maton peut vous « oublier » pendant 30 minutes - sensation garantie) avec plusieurs plaques de plexiglas rendues quasi-opaques par la saleté entre vous et les visiteurs, une sérieuse difficulté à s’entendre, et caméras pendant le parloir. Les gentils socialistes pourtant si compassionnels ont beau avoir interdit, sous l’égide de leur grand héros Badinter, les parloirs-hygiaphones dans les années 1980, ils sont toujours là, comme une énième sanction dans la sanction.

    Le sexe est interdit aux prisonniers. Grâce à l’article de loi qui stipule : « Constitue une faute disciplinaire du 2e degré le fait pour un détenu d’imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur », les matons peuvent à loisir, et toujours selon leur humeur et leur bon vouloir, interrompre lourdement un câlin, un baiser, une caresse et autres marques d’affection. Et alors que la distribution des préservatifs est tolérée, le fait pour tout détenu d’avoir une sexualité est sanctionnée par des peines de mitard et autres sanctions disciplinaires. La misère affective et sexuelle fait clairement partie de la punition.

    Les parloirs se déroulent, comme tout le reste, de façon extrêmement répétitive. Sortie de cellule et appel, une demi-heure (variable) d’attente avant, identification biométrique de la paume de la main et tampon UV sur l’autre main en file indienne, le parloir surveillé par le maton qui vous empêche de recevoir de l’affection physique de vos visiteurs, re-biométrie et UV, une demi-heure (variable) d’attente, une fouille à nu, vêtement par vêtement, cheveux, bouches, paumes des pieds, puis selon l’arbitraire du maton, lever les testicules, écarter les fesses et attente plus ou moins longue que le maton rende les fringues au lieu de vous observer dans vos moindre recoins, toujours avec le « bonne journée » à la fin, régulièrement ponctué d’un « bonne journée m’sieur le surveillant » très amical et complice. On appelle la phase de fouille à nu, le « kilomètre de bite » ou pour les plus inspirés, « les 24h de la bite ». Puis re-attente plus ou moins longue, et retour en cellule. Le parloir est tout de même assez éprouvant. On revient en moyenne d’un parloir programmé à 14h sur les coups de 16h ou plus.

    Les détenus n’ont pas tous des parloirs car beaucoup sont isolés ou étrangers et loin de leurs proches. Pourtant les parloirs sont souvent un poumon essentiel pour le détenu, qui par définition est isolé, et finit toujours par se sentir seul, même si par ailleurs il est très soutenu à l’extérieur ou très entouré à l’intérieur. C’est aussi pour cela que les mesures de rétorsions formelles (disciplinaires) ou informelles et illégales sur la question des parloirs sont particulièrement efficaces et brandies comme épouvantail par les matons.

    De fait, le maton possède un pouvoir qui, aussi minuscule soit-il, peut réellement briser le moral du détenu. La température de la douche par exemple, ne peut être réglée que de l’extérieur de la salle de douche, qui est bien sûr fermée à clé, donc par un maton. Une douche sur deux est donc bien trop brûlante pour pouvoir y passer la tête plus de deux secondes ou bien trop froide pour ne pas en sortir en grelotant. La distribution du courrier ou de la presse est tout aussi soumise au bon vouloir du surveillant. Celui-ci est bien conscient qu’un journal du matin perd tout son intérêt s’il est reçu à 19h. De plus, le maton ne brillant généralement que très peu par son intelligence (on peut aisément parler de débilité légère), on finit toujours par se retrouver avec le courrier du voisin, et vice versa, il vaut mieux alors être en bon terme avec le voisin en question. Souvent le courrier est bloqué, censuré, « perdu », saisi par le juge ou l’AP. Il peut mettre beaucoup de temps à arriver selon les analyses effectuées dessus, ou ne pas arriver du tout.

    De même pour les courriers internes. Pour à peu près tout il faut passer par le courrier interne. S’inscrire à une activité, demander une consultation médicale, faire une demande au SPIP [1], s’entretenir avec un gradé vaguement décisionnaire, faire une réclamation, etc. Le courrier interne a la fâcheuse tendance à disparaître ou à être ignoré. Il faut parfois refaire le même courrier dix fois pour obtenir une réponse, alors souvent on finit par abandonner. Là encore, c’est la flemme ou non du maton qui gouverne, est-il prêt à bouger son gros cul ou non d’un étage à un autre. Parfois la santé, les activités, les demandes de parloirs prolongés en dépendent entièrement.

    Puis en permanence la promesse non tenue, « je reviens », « deux secondes, j’arrive », puis rien. Porte fermée, rien à faire. Le maton à tout le loisir de pouvoir te regarder pisser le sang sans réagir, te tordre de douleur ou à te laisser avec un branchement extrêmement dangereux ou une couche de mur prête à tomber sur la gueule à tout instant. Refuser de faire passer un peu de tabac, ou une tomate d’une cellule à une autre. Ou alors, bien saccager tes affaires et ton courrier lors d’une fouille surprise à 7h du matin. Te faire passer « détenu accompagné », et par là t’empêcher de te dégourdir les jambes entre deux sorties de cellules ou aller saluer un compagnon d’infortune sous prétexte que tu serais dangereux, comme ça, du jour au lendemain, sans événement particulier.

    Il existe assez clairement une hiérarchie entre détenus. Entre les « primaires » (incarcérés pour la première fois) et les autres, entre les différents types de délits, entre forts et faibles. Les détenus les plus « maqués » avec les matons, qui sont comme par magie souvent ceux qui possèdent shit, came ou téléphones, auront tendance à prendre la tête de la hiérarchie. Les petits privilèges qu’ils obtiennent leur garantissent aussi un certain « confort » : choix de la cellule, de ses codétenus, possession d’un balai, plaque chauffante, douches supplémentaires, TV gratos, rab de javel, beurre, sacs poubelle et autres denrées rationnées gratos. Entre les détenus, c’est un peu celui qui aura la plus grosse entrée régulière de shit, téléphones et came qui fera la pluie et le beau temps. Il peut monnayer tout ce qu’il veut à coup de shit, parce que les journées paraissent moins longues quand on se tabasse la tête, et le temps « qui passe vite » est un luxe en prison.

    Il ne fait aucun doute que l’AP est entièrement consciente de la présence de téléphones ou de shit, mais leur présence est loin de la déranger. Un détenu défoncé est plus gérable et moins conflictuel, de plus, c’est une carte répressive en main que l’on peut jouer au moment de son choix. Et pas mal de détenus se retrouvent avec de nouvelles affaires judiciaires sur le dos pour des faits commis pendant la détention.

    C’est à peu près pareil en ce qui concerne les cultes religieux, le « respect » de l’AP pour les convictions religieuses des détenus est étonnant si on le compare à son respect inversement proportionnel pour la dignité humaine. Bien sûr, les plus intégristes demanderont toujours plus, mais pour le croyant lambda, tout est fait pour qu’il puisse observer tous les aspects de sa foi et des représentants de chaque culte sont présents pour guider sa conscience en harmonie avec les besoins de l’AP : la paix entre prisonniers et matons et la guerre entre détenus. Mais il y a encore bien d’autres choses qui favorisent la paix sur lesquelles je n’ai pas la force de m’attarder comme la TV ou le sport.

    Mais pour quelques détenus, rien ne parvient vraiment à acheter cette paix tant souhaitée. Existe alors le passage en commission de discipline. Il existe un tableau des fautes et des sanctions recensées, mais qui reste suffisamment flou pour que ne soit pas gêné l’arbitraire de l’AP. Une même faute, selon l’interprétation, pourra être classée en 1er, 2ème ou 3ème degré de gravité [2]. En commission de discipline, où l’on peut être « défendu » par un avocat, on fait encore moins semblant d’arrondir les angles démocratiques que lors d’un procès traditionnel au tribunal, puisque la personne qui te juge est aussi celle avec laquelle tu es en conflit. Ce sera le directeur de la prison ou n’importe quel autre sous-fifre de l’AP. Les sanctions (fermes ou avec sursis) sont diverses et adaptées à la faute [3].

    Le mitard, c’est un peu les mêmes conditions de détention que la garde-à-vue, et on peut y rester jusqu’à une quarantaine de jours. Mais il existe aussi la menace permanente du transfert pour éloigner un détenu de ses proches et l’isoler encore plus. C’est un peu la menace permanente de la sanction dans la sanction. La prison dans la prison, qui elle-même est déjà une prison dans la prison sociale. C’est un peu le jeu des poupées russes carcérales.

    Il n’est absolument pas question de dresser un tableau mensonger et nostalgique, mais du point de vue de la morale dominante en prison, du coté des détenus, la situation s’est largement dégradée en l’espace de quelques décennies. Le rapport à la lutte, à la conflictualité, la rébellion, a beaucoup changé. Comme le racontent les détenus un peu plus vieux, autrefois les choses étaient claires, il y avait deux camps, pas trois, pas dix, il y avait d’un coté les prisonniers, de l’autre, la matonnerie. Bien sûr, il y a toujours eu, à toute époque, des traitres, des balances, des collabos et des lâches. Mais aujourd’hui, tout est plus trouble et imbriqué. La solidarité entre les prisonniers, en tant que principe, n’existe plus. Ce qui ne l’empêche pas d’exister encore ponctuellement. Le conflit avec l’AP, en tant que principe, non plus. Il y a tout de même, une guerre sociale à l’intérieur de la prison, la même que dehors. Mais il y a aussi une guerre civile qui s’entrechoque avec elle, comme dehors.

    Résultat, certains n’hésitent pas à balancer d’autres détenus pour un bout de shit ou pour éviter un pauvre jour de mitard. On n’hésite pas à se faire la guerre entre détenus sur des critères de couleur de peau, à mater les révoltés soi-même pour assurer sa tranquillité et son petit trafic, à sympathiser avec les matons pour pouvoir lécher quelques miettes de vase en plus, parfois même à les intégrer socialement au sein des détenus, à draguer et coucher avec les matonnes. A vrai dire, il n’y a plus deux camps, il y a autant de camps qu’il y a de couleurs de peau, et qu’un uniforme recouvre ou non la peau ne fait plus aucune différence. La prison étant remplie à très forte majorité, d’un coté comme de l’autre, de « noirs et d’arabes », les connivences et les complicités se font et se défont sur ces critères-là plutôt que sur la question de « qui tient les clés et qui ne possède rien ».

    Loin de moi l’idée de dire que ces choses-là n’existaient pas par le passé, mais seulement d’affirmer que ce qui était la norme (prisonniers Vs AP) est devenue l’exception. On ne défonce plus les balances, sauf si c’est nous-mêmes qu’elles ont balancé, on ne se bouge plus pour le cas d’un autre détenu que soi-même, on ne surmonte plus nos divisions au moment de s’affronter avec l’ennemi en bleu, il n’y a que très peu d’entraide et les plus pauvres peuvent bien crever.

    La société, au final, a peut être réussi l’un de ses plus grands coups, dans l’une de ses tâches les plus structurelles : réussir à convertir ses marges et à les domestiquer au point d’en faire de plus virulents défenseurs encore de la dite société. Racisme, logiques identitaires et communautaristes [4], sexisme, domination, glorification du travail, soumission, hiérarchie, homophobie ou moralisme sont en fait encore plus présents en prison que dehors. La violence des rapports économiques y est décuplée, la violence de l’imposition de la norme aussi.

    Et si au fil des années, les conditions de détentions se sont « améliorées », les violences entre détenus, qu’elles soient physiques ou morales, n’ont fait qu’augmenter, alors qu’entre l’AP et les prisonniers les relations n’ont fait que se pacifier. La codétention est un peu devenue la guerre de tous contre tous, entre petits clans insignifiants : le règne absolu des prédateurs sur des proies indiscriminées.
    Pour un prisonnier révolté, c’est-à-dire prêt à se battre contre la condition qui lui est faite et contre la possibilité qu’une telle condition puisse être imposée à quiconque d’autre que lui-même, la détention est un voyage sur un radeau pourri sur un fleuve enserré par deux rives peuplées d’êtres hostiles. Pris en tenaille entre les codétenus et l’administration pénitentiaire, il devient extrêmement difficile de lutter à l’intérieur, puisque la marge de manœuvre est réduite de tous les côtés de la matraque.

    L’UCSA [5] et le SMPR [6] se contentent de camer les détenus à coup de médocs distribués à la pelle comme des cacahuètes à des singes. Ces dealers en blouse blanche passent même leur temps à essayer de convaincre les détenus dès leur premier jour d’arrivée, de prendre des somnifères pour dormir et des anti-dépresseurs pour tenir le coup, je ne parle même pas du Subutex [7] plus facile à obtenir que des fruits, puisque gratuit. Le SMPR est carrément un hôpital psychiatrique à l’intérieur de la taule, on y maintient les détenus trop récalcitrants, les plus faibles et tourmentés au stade végétatif. Des zombies, couchés toute la journée ou presque que l’on gave de pilules à gogo. Les toubibs de l’UCSA, dépendant théoriquement de l’APHP [8] et non de l’AP, sont généralement assez paternalistes, et il faut s’en méfier, car contrairement à ce qu’ils affirment, ce que vous leur dites ne restera pas nécessairement entre vous, puisque le secret médical qu’ils sont tenus de respecter est une vaste blague, ils participent aux réunions de travail de l’AP à propos des détenus, et donc aux débats sur le cas de chacun.

    A cause des conditions d’hygiène, qui sont une véritable peine dans la peine dans des vieilles taules dégueulasses comme la Santé, de simples petits coups, blessures peuvent se transformer en drame. Une poussière dans l’œil peut rapidement devenir un œil extrêmement enflé, un piercing mal fait à l’oreille une gangrène, etc. De même, la forte présence de moustiques lors des chaleurs, de rats ou de souris, cancrelats et araignées participent de la sensation que chaque mur touché équivaut à une minute passée dans une centrale nucléaire en fusion.

    S’ajoute à cela le sadisme des ingénieurs qui conçoivent des lits trop courts ou décalés de 7 cm du mur, ou encore des matelas plus grands que la structure bloquante en métal du lit. Du robinet qui asperge nécessairement toute la pièce ou des bancs de salle d’attente qui font mal au cul pour bien que tu te rappelles que t’es pas en colonie de vacances. La forêt de portes automatiques qui ne s’ouvrent que quand les autres sont fermées pour que tu sois bien obligé d’attendre toutes les dix secondes. Les planches qui servent de cache-toilettes bien trop courtes en haut et en bas pour que t’aies plus aucune idée de ce que ça peut bien être l’intimité.

    La prison, c’est un peu la liberté totale donnée à une poignée de laquais d’expérimenter leur cruauté grandeur nature sur des humains privés de liberté, comme un enfant triturant une poupée ou le cadavre d’une grenouille avec sadisme. Dans le rôle du gamin sadique : matons, architectes, ingénieurs, constructeurs, psychiatres, juges, dans le rôle de la grenouille disséquée : ce bon vieux taulard, ce bon vieux taulard à qui il faut bien faire comprendre qu’il est une grosse merde, qu’il n’existe pas pour ce monde ni pour lui même. Le même bon vieux taulard qu’on est toujours prêt à envoyer crever pour liquider une centrale nucléaire en fusion ou ramasser des galettes de fioul sur les plages souillées par les marées noires, celui qui construit dans un champ de coton moderne les sacs Vuitton que madame la juge aime tant porter sur son avant bras au bal de Noël du barreau de Paris.

    Après tout, la Santé a sa petite histoire en la matière ! Les forçats en attente de leur transfert maritime vers le bagne de Guyane ou l’exécution des débuts du [vingtième] siècle, aux prisonniers du couloir de la mort qui attendaient la guillotine, dressée à l’angle de la rue de la Santé et du boulevard Arago : une quarantaine d’hommes ont fini leurs jours guillotinés sur ce trottoir. Pendant la seconde guerre mondiale et l’occupation, des résistants ont été exécutés, décapités ou fusillés dans l’enceinte de la prison. C’est là que nous sommes incarcérés, et tout est là pour nous rappeler que la prison est une barbarie, le parachèvement d’une civilisation de petits Eichmann où personne n’est vraiment responsable de ses actes et ne fait qu’obéir à ses supérieurs, qui eux-mêmes obéissent à d’autres, et ainsi de suite.

    ***

    Pour revenir à des considérations un peu plus générales, je me demande bien comment on pourrait en finir avec la prison en laissant le monde extérieur intact. Penser la prison de façon séparée est pour moi une grande méprise, car une bonne partie de la banale horreur qui y prolifère provient directement de l’extérieur. La prison n’est qu’une exacerbation de la survie qu’est déjà notre vie à l’extérieur.
    Dehors aussi il faut avoir ses papiers pour circuler, dehors aussi nous sommes fichés et contrôlés, les pauvres se font la guerre entre eux plutôt que de s’associer pour abolir leur condition, dehors aussi nous sommes parqués comme du bétail et nous dormons là-même où nous déféquons, barbelés, balances, verrous, portes blindées, matons, grillages, barrières, frontières existent des deux cotés du mur.

    La prison existe parce qu’une société a besoin d’elle pour injecter la peur qui la maintient et je ne vois pas bien comment on pourrait s’attaquer à la prison sans en finir avec le monde qui la produit et en a besoin, et vice-versa. Je ne vois pas bien non plus à quoi peut servir de lutter pour des prisons « plus humaines », ou des « alternatives » à la prison quand le réel problème transcende si largement la simple question de la prison et se retrouve dans tous les aspects de la société : le principe même de domination et d’autorité. Nous voulons recouvrer notre liberté, mais dehors non plus nous ne sommes pas libres. C’est parce que je suis pour la destruction des prisons que je suis révolutionnaire, c’est parce que je suis révolutionnaire que je suis pour la destruction des prisons.

    Mais il ne faut pas attendre de quelconques grands soirs mythologiques pour lutter contre la taule. De l’intérieur, les prisonniers n’ont que très peu de marge de manœuvre pour lutter efficacement contre elle. La lutte du prisonnier est une lutte pour sa propre dignité, une suite de petits combats pour garder la tête haute devant l’humiliation permanente que lui inflige l’État et ses defenseurs, pour sa survie, mais elle ne saurait venir à bout de cette société carcérale. C’est de l’extérieur que peuvent se jouer des enjeux plus larges.

    Attention, je ne suis pas en train de dire que la lutte du prisonnier est vaine, ni qu’il ne faut pas lutter en prison, au contraire. Je ne dis pas non plus qu’il ne faut pas s’intéresser, à l’extérieur aux luttes de l’intérieur, au contraire, il faut leur donner un haut parleur à l’extérieur et lutter tant que faire se peut aux cotés des prisonniers.

    Il est important de réussir à parler de la prison de façon décomplexée malgré les profondes souffrances, sortir les courriers des détenus révoltés qui le souhaitent et leur offrir une tribune qu’ils ne pourront obtenir autrement que par l’aide extérieure, il faut poser socialement la question de la prison, que personne ne puisse l’éviter, dans les rues, dans les discussions, à table, au café, au boulot, partout, il faut briser l’isolement.

    Dans le même temps (l’un n’a que peu de sens sans l’autre), il faut diffuser l’attaque contre ses structures, critiquer en acte le business de l’enfermement, partager publiquement tout ce qui peut aider un détenu motivé à s’évader, paralyser les infrastructures carcérales et démasquer les collabos qui participent d’une façon ou d’une autre au système carcéral. Ils sont flics, juges, journalistes, constructeurs, ingénieurs, architectes, politiciens, scientifiques, matons, investisseurs, philosophes, contrôleurs des prisons, il faut les livrer en pâture à la colère. Qu’il ne soit plus anodin de participer à l’enfermement concentrationnaire de millions de gens à travers le monde, ni d’en faire la propagande ou de le réformer pour mieux le pérenniser.

    Que la haine de la barbarie carcérale se dirige contre ceux qui en sont responsables ou qui la défendent, et que les murs qui séparent les prisonniers du reste des gens soient détruits, dans nos têtes comme en réalité, l’un ne va pas sans l’autre.

    P.S.

    Annexe : Tableau des fautes et sanctions disciplinaires

    Les fautes disciplinaires du 1er degré (les plus graves) :
    - toute violence physique à l’encontre d’un membre du personnel ou d’un visiteur
    - toute action collective de nature à compromettre la sécurité de l’établissement
    - détention ou trafic de stupéfiants, d’objets ou de substances dangereuses
    - toute menace de violences ou contraintes
    - toute participation ou tentative d’évasion
    - tous graves dommages aux locaux ou matériel
    - mise en danger de la sécurité d’autrui.

    Les fautes disciplinaires du 2ème degré :
    - toutes insultes ou menaces à l’égard d’un membre du personnel ou d’un visiteur
    - toute action collective de nature à perturber l’ordre
    - tout vol (ou tentative)
    - tout acte obscène ou susceptible d’offenser la pudeur
    - tout refus de se soumettre à une mesure de sécurité
    - tout trafic ou échange non autorisé
    - tout tapage de nature à troubler l’ordre de l’établissement
    - tout acte pouvant mettre en danger la sécurité d’autrui par une imprudence ou une négligence.

    Les fautes disciplinaires du 3ème degré :
    - outrages et menaces, par lettre, adressée aux autorités administratives et judiciaires
    - formuler des menaces, des injures contre personne ayant autorité
    - proférer des insultes ou des menaces à l’encontre d’un co-détenu
    - refus d’obtempérer aux injonctions du personnel
    - ne pas respecter le règlement intérieur de l’établissement
    - négliger l’entretien de sa cellule
    - entraver les activités de l’établissement (travail, formation, activités culturelles et de loisirs)
    - jeter des détritus ou tout autre objet par les fenêtres
    - faire un usage abusif ou nuisible d’objets autorisés.

    Peuvent être prononcées, les sanctions disciplinaires suivantes :
    - avertissement
    - interdiction de recevoir des subsides (argent) de l’extérieur (pendant une période maximum de 2 mois)
    - privation de cantiner (pendant une période maximum de 2 mois) autre que l’achat de produit d’hygiène, de correspondance, de tabac
    - confinement en cellule ordinaire (isolement)
    - mise en cellule disciplinaire (pour une durée variable)
    - mais aussi, si la faute est commise au cours de…, à cause de… ou à l’occasion de… :
    - mise à pied d’un emploi (pendant une durée maximale de 8 jours)
    - déclassement d’un emploi (auxi ou atelier) ou d’une formation
    - privation de tout appareil acheté ou loué (pendant une durée maximale d’un mois)
    - suppression de l’accès au parloir sans dispositif de séparation (pendant une durée maximale de 4 mois)
    - exécution d’un travail de nettoyage des locaux ou extérieurs (pendant une durée maximale de 40 heures)
    - privation d’activités sportives, culturelles, de formation (pendant une durée maximale d’un mois)
    - exécution de travaux de remise en état.


    [1] Service pénitentiaire d’insertion et de probation.

    [2] Voir le tableau en annexe de cette brochure.

    [3] Cf. annexe de cette brochure.

    [4] Il me paraît important de rappeler que jusqu’en 2000 à la Santé, les détenus étaient répartis et séparés par origine géographique et ethnique à l’intérieur de la prison. Une partie des détenus (ceux qui poursuivent des études en particulier) étaient regroupés dans les divisions, mais la plupart d’entre eux étaient disséminés dans des blocs, qui étaient au nombre de quatre :
    - Bloc A : Europe occidentale
    - Bloc B : Afrique noire
    - Bloc C : Maghreb
    - Bloc D : reste du monde.

    [5] Unité de Consultations et de Soins Ambulatoires.

    [6] Service Médico-Psychologique Régional.

    [7] Substitut à l’héroïne.

    [8] L’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris.

    Depuis la Maison d’Arrêt de la Santé,
    Comme un chien enragé, mars-avril 2011.


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    Il ne faut pas former une masse, inutile de reproduire les préjugés, les préoccupations, les erreurs et les coutumes qui caractérisent les foules aveugles. La masse est fermement convaincue qu’il lui faut un chef ou un guide pour la mener à son destin. Vers la liberté ou vers la tyrannie, peu importe : elle veut être guidée, avec la carotte ou avec le bâton.

    Cette habitude si tenace est source de nombreux maux nuisibles à l’émancipation de l’être humain : elle place sa vie, son honneur, son bien-être, son avenir, sa liberté entre les mains de celui qu’elle fait chef. C’est lui qui doit penser pour tous, c’est lui qui est chargé du bien-être et de la liberté du peuple en général comme de chaque individu en particulier.

    C’est ainsi que des milliers de cerveaux ne pensent pas puisque c’est le chef qui est chargé de le faire. Les masses deviennent donc passives, ne prennent aucune initiative et se traînent dans une existence de troupeau. Ce troupeau, les politiques et tous ceux qui aspirent à des postes publics le flattent au moment des élections pour ensuite mieux le tromper une fois qu’elles sont passées. Les ambitieux le trompent à coups de promesses au cours des périodes révolutionnaires pour récompenser ensuite ses sacrifices à coups de pieds une fois la victoire obtenue.

    Il ne faut pas former une masse. Il faut former un ensemble d’individus pensants, unis pour atteindre des fins communes à tous mais où chacun, homme ou femme, pense avec sa propre tête et s’efforce de donner son opinion sur ce qu’il convient de faire pour réaliser nos aspirations communes, qui ne sont autres que la liberté et le bien-être de tous fondés sur la liberté et le bien-être de chacun. Pour parvenir à cela, il est nécessaire de détruire ce qui s’y oppose : l’inégalité. Il faut faire en sorte que la terre, les outils, les machines, les provisions, les maisons et tout ce qui existe, qu’il s’agisse du produit de la nature ou de l’intelligence humaine, passent du peu de mains qui les détiennent actuellement aux mains de tous, femmes ou hommes, pour produire en commun, chacun selon ses forces et ses aptitudes, et consommer selon ses besoins.

    Pour y parvenir, nul besoin de chefs. Bien au contraire, ils constituent un obstacle puisque le chef veut dominer, il veut qu’on lui obéisse, il veut être au-dessus de tout le monde. Jamais aucun chef ne pourra voir d’un bon œil la volonté des pauvres d’instaurer un système social basé sur l’égalité économique, politique et sociale. Un tel système ne garantit pas aux chefs la vie oisive et facile, pleine d’honneur et de gloire, qu’ils souhaitent mener aux dépends des sacrifices des humbles.

    Ainsi donc, frères mexicains, agissez par vous-même pour mettre en pratique les principes généreux du manifeste du 23 septembre 1911 . Nous ne nous considérons pas comme vos chefs, et nous serions attristés que vous voyiez en nous des chefs à suivre sans lesquels vous n’arriveriez pas à agir pour la révolution. Nous sommes sur le point d’aller au bagne, non parce que nous sommes des criminels, mais parce que nous ne nous vendons ni aux riches ni à l’autorité, parce que nous ne voulons pas devenir vos tyrans en acceptant des postes publics ou des liasses de billets de banque pour nous convertir en bourgeois et exploiter vos bras. Nous ne nous considérons pas comme vos chefs mais comme vos frères, et nous irons au bagne le cœur plus léger si, en vous comportant comme des travailleurs conscients [sic], vous ne changiez pas d’attitude face au capital et à l’autorité. Ne soyez pas une masse, mexicains, ne soyez pas la foule qui suit le politique, le bourgeois ou le caudillo militaire. Pensez chacun avec votre tête et œuvrez selon ce que dicte votre pensée.

    Ne vous découragez pas lorsque nous serons séparés par les noires portes du bagne, car seules nos paroles amicales vous manqueront, rien de plus. Des compagnons continuent à publier Regeneración : offrez-leur votre aide pour poursuivre cette œuvre de propagande qui doit être toujours plus vaste et plus radicale.

    Ne faites pas comme l’année dernière lorsqu’on nous a arrêtés et que votre enthousiasme s’est refroidi, que s’est affaiblie votre volonté de participer par tous les moyens possibles à la destruction du système capitaliste et autoritaire, et que seuls quelques uns sont restés fermes. Soyez fermes à présent ! Ne restez pas focalisés sur nos personnes et, avec un brio renouvelé, offrez votre aide matérielle et personnelle à la révolution des pauvres contre les riches et l’autorité.

    Que chacun d’entre vous soit son propre chef pour que nul n’ait besoin de vous pousser à continuer la lutte. Ne nommez pas de dirigeants, prenez simplement possession de la terre et de tout ce qui existe, produisez sans maîtres ni autorité. La paix arrivera ainsi en étant le résultat naturel du bien-être et de la liberté de tous. Si, à l’inverse, troublés par la maudite éducation bourgeoise qui nous fait croire qu’il est impossible de vivre sans chef, vous permettez qu’un nouveau gouvernant vienne une fois encore se poser au-dessus de vos fortes épaules, la guerre continuera parce que les mêmes maux continueront à exister et à vous faire prendre les armes : la misère et la tyrannie.[...]

    Mort au capital !
    Mort à l’autorité !
    Terre et Liberté !

    Ricardo Flores Magon
    Regeneración, 15 juin 1912

    Source ici

    Archives electronique ici


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    "Dans les années 70, Hara Kiri vendait jusqu'à 200.000 exemplaires par mois, parfois avec des unes totalement débridées. Pourtant, à l'époque, la censure était folle (...) Aujourd'hui, la situation est pire: bien que la censure soit plus souple, la presse satirique se condamne elle-même à une forme d'autocensure. L'enjeu est là: faire dynamiter ce glissement inconscient et général vers l'auto-censure. Et recréer un journal qui explore les frontières... quitte à finir au tribunal pour défendre cette utopie".
     
     
     
     
     
     
    La dernière page dessinée par Flavien indique qu’on ne peut pas s’abonner mais que Zélium a décidé de confier son destin, tout son destin, aux kiosquiers, des gens essentiels pour faire vivre la presse.
     
    La 4 de couv.
     
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  • Zélium est né par un créatif mois iconoclaste de décembre 2010.
    Le n°1 est prévu pour février 2011.
    Tiré à 70 000 exemplaires, le n°1 sera en vente en Belgique et en France, chez les kiosquiers et les libraires.
    Mêlé de pages en quadri et noir & blanc, le n°1 de Zélium comprendra 24 pages au format Canard Enchaîné, au prix de 3 €.
     

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    Voilà, c’est terminé, le numéro 13 de La Mèche, en vente depuis le vendredi 10 décembre et disponible jusqu’à jeudi 23, sera le dernier.

    Malgré votre soutien constant, le journal n’a pas réussi à atteindre un équilibre et, après un démarrage honnête (entre 15 000 et 20 000 exemplaires vendus pour le numéro 1, on n’a jamais réussi à avoir un chiffre vraiment fiable), les ventes en kiosques ont rapidement baissé sous les 10 000 pour se stabiliser autour de 6 000 exemplaires, ce qui est très insuffisant. Résultat : on arrivait à payer l’imprimeur et l’envoi aux abonnés, et c’est tout. Pas de locaux, pas de rémunération pour les dessinateurs et les journalistes, pas de salaire pour les permanents.

    Une situation envisageable un temps, mais intenable à terme sur un hebdomadaire, qui nous imposait un rythme nous empêchant d’avoir d’autres activités rémunératrices en parallèle.

    La tentative d’espacer la parution, avec un numéro 12 resté en kiosques deux semaines, n’a pas vraiment donné de résultats, il a donc fallu se résoudre à arrêter.

    Certains nous parlent maintenant d’aller sur internet, de trouver des soutiens financiers… Ce sont peut-être des pistes, elles sont pour l’instant assez hypothétiques.

    On vous tiendra évidemment au courant si elles venaient à se concrétiser.

    Merci en tout cas de votre enthousiasme, que nous avons pu mesurer sur Facebook, par vos mails, vos courriers et lors des manifs contre la réforme des retraites. Merci d’avoir acheté le journal et de l’avoir fait connaître autour de vous, merci d’avoir harcelé les kiosquiers rétifs ou distraits. Un merci tout spécial aux abonnés, près de 500 quand même, qui nous ont fait confiance, parfois avant même la parution du numéro 1 ! Nous allons faire les comptes pour déterminer s’il est possible de rembourser l’argent reçu sur les abonnements en proportion des numéros envoyés. Les abonnés peuvent nous contacter à ce sujet sur contact@lameche.org .

    C’est une triste fin mais l’aventure aura été belle. Nos dessinateurs, certains de nos chroniqueurs ont leur blog, travaillent pour d’autres journaux qui méritent le détour. Vous pourrez, au moins, les y retrouver.

    A bientôt, nous l’espérons tous.

    La Mèche

    le 17 décembre 2010


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  • LA MECHE A BESOIN DE NOUS

    climat_social

    « Innovation pour ce numéro 12 de La Mèche. Nous avons décidé de le laisser dans les kiosques pendant deux semaines, donc jusqu’au jeudi 9 décembre. On aimerait vous dire que c’est par superstition, parce que nous ne voulons pas sortir de numéro 13, mais ça n’est pas la seule raison. Depuis maintenant trois mois, une toute petite équipe travaille sans relâche à essayer de faire émerger un nouveau journal satirique faisant la part belle au dessin de presse, sans pub et sans financiers. Pari difficile, on nous avait prévenus… Pas de locaux, pas de salaires non plus, tout cela fonctionne grâce à la bonne volonté générale mais, pour vous parler franchement, ça devient difficile. Donc on va tenter l’expérience: un numéro en vente deux semaines génèrera assurément moins de frais. Plus de ventes? Ça, ça dépend de vous. De toute façon, l’argent ne va pas tarder à manquer pour continuer sur un rythme hebdomadaire.

    Certains nous disent: continuez sur internet! L’idée n’est pas mauvaise, seulement tout le monde n’a pas internet, et puis si vous connaissez un média qui arrive à vivre grâce à internet, faites-nous signe, nous on ne voit pas. En plus, les magnifiques dessins de La Mèche méritent du beau papier! D’autres suggèrent: sortez un bon gros scoop, vous serez repris par les autres et on parlera de vous! Un scoop? Pour nous faire piquer nos ordinateurs? Merci bien, on les a payés avec nos sous et on n’a pas d’actionnaire richissime pour nous en racheter! Nos lecteurs, dans leur immense majorité, nous disent que le journal est bon, qu’il s’améliore même de numéro en numéro. Et pourtant sans publicité, le niveau actuel des ventes ne suffit pas. Voilà, vous savez tout, maintenant la balle est dans votre camp. Si vous voulez que ce journal vive, achetez le numéro 12, rachetez-le, offrez-le, abonnez-vous et abonnez vos proches. Si cette tentative ne donne rien, il nous faudra sans doute rendre les armes et éteindre La Mèche. »

    Olivier Marbot ICI


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  • C’est une guerre déjà commencée, un conflit de basse intensité à qui il ne manque plus grand chose pour exploser vraiment - défilé des soldats entre les immeubles et crépitement des armes automatiques. Envoyer l’armée dans les banlieues ? Le pouvoir sarkozyste y songe sérieusement. Un scénario détaillé par Hacène Belmessous dans Opération banlieues. Entretien.

    Hacène Belmessous : « Le pouvoir sarkozyste mène une guerre à deux faces dans les banlieues, une guerre totale »

    Par JBB

    Un livre pour dire une « guerre totale ». Celle que le pouvoir entend conduire contre les quartiers populaires - qu’on les nomme banlieues ou même cités. Perspective guerrière pointant à l’horizon, planant sur les barres et les immeubles : c’est le conflit qui vient.

    Une guerre ne se lance pas du jour au lendemain, elle se prépare ; moitié au grand jour, sur les estrades politiciennes et dans les médias, moitié au secret, sur les terrains d’entraînement militaires et dans les plans de bataille. Une guerre se donne d’abord les conditions d’une apparente légitimité, pour gagner une part (si ce n’est la totalité) de la population à sa cause. Elle se forge dans les esprits autant que se gagne sur le terrain.

    L’ouvrage d’Hacène Belmessous s’intitule Opération banlieues [1] - mais c’est le sous-titre qui résume parfaitement ce livre aussi remarquable qu’inquiétant : Comment l’État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises. L’histoire d’une martiale montée en puissance, les habitants des quartiers populaires dans le viseur. Eux à qui on intime d’aimer la France, au risque sinon de devoir la quitter - l’identité nationale pour grossier rappel de cette injonction à toujours baisser la tête et se sentir étranger. Eux qui voient les rares opérations de rénovation de leur habitat menées au prétexte de l’ordre - bailleurs, municipalités et policiers dressant ensemble les plans de ces immeubles pensés pour faciliter la contre-guérilla urbaine [2]. Eux qui subissent cette police de combat, portée aux nues par Nicolas Sarozy et créditée de tous les pouvoirs - à tel point que l’auteur établit un parallèle avec la police nationale israélienne. Eux qui ne croient plus - bien obligés - à ces miroirs aux alouettes qu’on leur agite, le plan Espoir Banlieues de Fadela Amara pour dernière mouture [3]. Eux - enfin - qui voient se profiler la certitude, à court ou moyen terme, d’une intervention militaire, soldats chargés de « pacifier » leurs quartiers.

    C’est là la trame d’Opération banlieues : le pouvoir - Sarkozy, ses hommes de confiance et nombre d’oiseaux de malheur avec eux, idéologues ou affairistes de l’armement - met ses petits soldats en ordre de bataille, ne rêvant que de les lâcher sur les banlieues. Les (prétendus) experts de l’ordre y songent depuis longtemps et les militaires et gendarmes y sont entraînés, désormais rompus à l’art de la guérilla urbaine. Surtout, les textes le permettent : depuis 2008 et la publication du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale [4], un "contrat 10 000 hommes" prévoit la mise à disposition par les armées, « à la demande de l’autorité politique, lorsque des situations graves frappent le territoire national », d’un contingent d’autant de militaires. « En clair, si Nicolas Sarkozy le décide, l’armée de terre interviendra dans les cités françaises », résume Hacène Belmessous. Il l’explique plus longuement ci-dessous. Entretien.

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    Votre livre – c’est assez marquant – se lit tout seul, presque comme un roman...

    J’y tiens beaucoup. Lorsqu’on écrit, que l’on soit chercheur ou essayiste et quand bien même le propos produit une analyse théorique, il faut éviter l’abondance de paradigmes. Gardons cela pour les rapports de recherche. Globalement, d’ailleurs, j’estime que les chercheurs écrivent plutôt mal – il suffit de lire des thèses, elles sont souvent mal rédigées – alors qu’ils devraient justement effectuer un sérieux effort pour être compris, c’est-à-dire faire en sorte que leur pensée soit plus claire. Nombreux sont ceux qui ont des idées et enrichissent utilement le débat, seulement, ils ne sont pas toujours audibles parce qu’ils pêchent par manque de clarté dans l’écriture. C’est dommage.

    Cela dit, je ne suis pas, loin de là, toujours satisfait de ce que j’écris. Pourquoi ? Je pense qu’un livre n’est jamais totalement fini même si certains sont plus aboutis que d’autres. Opération banlieues, par exemple, possède sans doute une cohérence d’ensemble, mais il aurait peut-être mérité un chapitre supplémentaire sur Villiers-le-Bel, une commune qui a souffert durant plusieurs mois de l’état d’exception sarkozyste. On y retrouve en effet le scénario de l’inacceptable décrit dans mon livre : les conditions dans lesquelles pourraient se dérouler une intervention de l’armée dans les banlieues y semblaient réunies.

    Les deux – ordinaire d’exception et probabilité de l’envoi de l’armée - sont liés ?

    Bien sûr. Quand on m’interroge sur la probabilité de cette intervention militaire, je rappelle toujours qu’il existe deux fronts : le front sécuritaire mais aussi le front social – ce dernier étant tout aussi diabolique car difficile à cerner, donc à démasquer. Il faut évidemment s’intéresser à la dimension sécuritaire, mais ce serait commettre une grave erreur que de ne pas se pencher sur le processus de dégradation de la vie sociale et citoyenne dans ces territoires.

    C’est finalement une guerre à deux faces que mène le pouvoir sarkozyste dans ces lieux ; c’est pourquoi je parle de « guerre totale  ». Il y a l’aspect spectaculaire, mais aussi son pendant invisible – cette guerre faite aux associations, menée contre tous les leaders émergeant sur ces territoires ou les voix contestatrices. Je cite par exemple dans le livre le cas de cette association, l’Afev [5] : le collectif agit réellement sur le terrain et fait un travail reconnu, mais personne n’en parle ni ne connaît la qualité de ses interventions. Ce constat est révélateur du fait que l’idéologie sécuritaire de Nicolas Sarkozy a tout balayé.

    De sorte qu’un fatalisme prédomine dans ces territoires. Non pas que les gens soient résignés mais ils estiment que les choses sont jouées. La rénovation urbaine, censée prolonger la politique de la ville menée entre 1975 et 2003, a fait table rase des fondamentaux de ce dispositif - je pense entres autres à cette idée noble d’y injecter du droit commun pour y créer les conditions d’égalité réelle avec les territoires valorisés de la République. La diatribe néolibérale, et son discours guerrier et brutal, a gagné la bataille de l’opinion. Tous les débats nationaux qui ont émergé ces dernières années dans l’espace public tournent autour de ce qui se passe en banlieue. Le voile ? La banlieue. L’identité nationale ? La banlieue. La déchéance de la nationalité ? La banlieue. La crise sociale, les difficultés budgétaires ? La banlieue – ces quartiers qui coûtent chers aux travailleurs français, n’a cessé de répéter Nicolas Sarkozy. La crise morale du pays ? La banlieue - la France crèverait à petits feux de ces territoires. Les banlieues populaires sont aujourd’hui le point de crispation du mal français.

    Le plus grave : face à cette dérive guerrière, face à la croisade sarkozyste pour « nous » débarrasser de « la racaille », il n’y a pas grand-chose, peu de réelle contestation. Qui manifeste pour la construction de logements sociaux dans sa commune ? Pas grand-monde. Qui se mobilise pour que les banlieues aient droit à une vie sociale et culturelle digne de son nom ? Personne. Qui s’engage auprès de leurs habitants pour qu’ils ne soient plus les minorisés de la République ? Toujours personne, ou presque. Au fond, ces territoires arrangent tout le monde. Les banlieues, c’est trente ans de bouc-émissaires.
    C’est la raison pour laquelle je dis que leurs résidents sont fatalistes : ils savent bien que – politiquement – les choses n’évoluent pas favorablement. À la limite, si demain Nicolas Sarkozy décidait d’une intervention militaire dans ces cités, cette résolution serait vécue de manière fataliste.

    Mais ce qui est nommé « émeute », en 2005 ou à Villiers-le-Bel en 2007, est aussi un acte politique, une façon de reprendre la main...

    C’est au moins vrai pour ce qui est des évènements de l’automne 2005. J’en ai d’ailleurs été surpris, mais c’est l’un des faits essentiels qui ressort des premiers entretiens que j’ai menés sur le sujet dans le cadre d’une recherche sur les effets des politiques publiques décidées après les émeutes de 2005 : beaucoup de ceux qui travaillent sur place – je pense aux adultes, qu’ils soient éducateurs, enseignants, responsables associatifs, voire même certains élus – disent avoir été déçus par le fait que ces révoltes se soient arrêtées sans avoir abouti politiquement.

    Du reste, dans ces mêmes entretiens, les habitants des quartiers concernés n’analysent pas ces émeutes sous l’angle racial ou ethnique, contrairement à ce qui avait été avancé par une grande partie de la classe politique ou des grands médias. Il n’y voit pas non plus la manifestation d’un désir d’égalité, comme lors des émeutes urbaines qui s’étaient déroulées dans les années 1980 dans l’est lyonnais, ou celles d’octobre 1990 à Vaulx-en-Velin. En 2005, on se trouve en présence d’une profonde revendication politique, à ceci près qu’elle ne se connaît pas de meneur. C’est d’ailleurs ce qui a perturbé ces grands médias : ce « mai 68 des banlieues » s’est joué sans leader charismatique - d’où l’impossibilité de faire rentrer l’événement dans des grilles d’analyse normalisées. C’est un phénomène si complexe que nombre d’observateurs ont eu tendance à le réduire à un état primitif, à nier sa réalité. Et la réalité, c’est qu’il s’agissait d’émeutes de pauvres et d’exclus - je ne parle pas là des gamins qui y ont participé, pour qui c’était plutôt l’occasion de défier l’autorité, mais plutôt des adultes.

    Si ces troubles n’ont pas vu l’apparition de leaders politiques, c’est parce que toute émergence de la chose politique – au sens large – a été totalement annihilée dans ces quartiers. La responsabilité de la gauche est ici écrasante, à commencer par les promesses non tenues de 1981 : droit de vote des étrangers et ré-injection du droit commun dans ces territoires. Ces trente dernières années, la gauche s’est cantonnée à une approche socio-humanitaire et compassionnelle, menant ici et là une politique quasi néocolonialiste (j’emploie ce terme à dessein), considérant ces territoires comme lui étant acquis. Elle n’a pas compris que « la banlieue rouge » n’était plus qu’un lointain souvenir. La classe ouvrière a été remplacée par le lumpenproletariat – des individus minorisés, aplatis, relégués dans ces lieux où personne ne veut aller. Cette gauche s’est révélée incapable de répondre aux attentes de ces individus ; résultat, on en a vu les premières manifestations dès 1990 avec les émeutes de Vaulx-en-Velin, puis en 1995 avec une petite frange se radicalisant dans la foi. L’islamisme a ainsi opéré dans les quartiers d’habitat social à la manière du Front national avec les blancs pauvres : il a fait écho à un processus de désocialisation et de « désindividuation ».

    Enfin, dès la fin des années 1990, la dynamique méritocratique – c’est-à-dire cette idée selon laquelle si vous voulez vous en sortir, on va vous en donner les moyens - a dévitalisé ces quartiers. Un tel discours ne se place pas dans l’optique d’une réelle politique de la Ville, laquelle ambitionne en théorie de remettre à niveau ces lieux et de donner plus de chances à ceux qui en ont le moins. Au contraire, même : on a donné un peu à ceux qui avaient déjà un peu.

    Ce n’est pas nouveau, mais il y a là une responsabilité écrasante de la gauche...

    La gauche a tué toute émergence d’une citoyenneté politique dans ces territoires ; c’est la raison pour laquelle elle est aujourd’hui considérablement gênée par ce qui s’y passe et qu’on n’entend plus que son versant sécuritaire. Parce que la gauche de gouvernement travaille d’abord pour les classes moyennes, un électorat finalement très conservateur – les « bobos » affichent des valeurs généreuses et solidaires, mais quel « bobo » place son enfant dans un établissement de ZEP (Zone d’éducation prioritaire) avec la crainte, considère-t-il, de sacrifier son avenir ? Quel « bobo » résidant dans du logement social de standing accepte d’avoir pour voisin une famille en difficultés ? Entre les discours de générosité et le réel, il y a un monde.

    Je crois qu’après l’échec de 2002, cette gauche de gouvernement a fait le constat qu’elle n’avait plus rien à attendre de ces territoires. Elle estime, à tort, qu’ils lui ont coûté l’élection présidentielle. Elle les a donc abandonnés à leur sort sarkozyste, d’autant plus facilement qu’elle s’est désidéologisée – le seul parti idéologique actuel est celui de Nicolas Sarkozy. Quand elle parle de ces quartiers, elle en parle en terme de valeurs, et non d’idées. Or, si les valeurs sont importantes en politique, elles n’engagent à rien et surtout elles ne font pas une politique.

    Le plus inquiétant finalement, c’est qu’il n’existe plus de porte-voix pour contester la police de combat mise en place par le pouvoir actuel, celle qui intervient dans ces quartiers, ou pour contrer les élus réduisant à néant le pacte social – par exemple Jean-François Copé à Meaux, lequel est en train de modifier radicalement la sociologie de sa commune. Avez-vous entendu la gauche lors de la première lecture de la loi sur la déchéance de nationalité ? Est-ce que les gens se sont mobilisés en masse pour dénoncer une position politique qui vise avant tout les quartiers populaires ? Il n’y a eu personne ... Sémantiquement, Nicolas Sarkozy l’a déjà emporté.

    Dans les années 1980 était développé l’argument suivant : ces quartiers vivent mal parce que leur architecture est criminogène. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on entend ? Ces quartiers vivent mal parce que la culture de leurs habitants est criminogène. Percevez-vous le basculement ? Cette approche culturaliste est suspecte, dangereuse même – je pense notamment à ce livre récemment paru, Le Déni des cultures, qui a fait beaucoup de bruit : postuler que le facteur culturel est décisif revient en réalité à dépolitiser les enjeux. C’est la politique qui fait sens et donne corps au droit commun. Quand on pointe du doigt des individus, quand on met en avant leurs référents culturels pour les prétendre inintégrables, on se trompe lourdement.

    L’auteur a beau prétendre avoir une vision objective des choses, ça ne trompe personne ...

    Et pour cause ! Et puis, qu’est-ce qu’une vision objective des choses ? Des journalistes en sont réduits aujourd’hui, quand ils vont enquêter dans ces quartiers populaires, à payer les services de fixeurs, comme le faisaient les reporters de guerre en Bosnie ou actuellement en Irak. Quant aux chercheurs, je note qu’un certain nombre d’entre eux ont besoin de médiateurs pour travailler. La réalité, c’est qu’on ne sait réellement ce qui se passe dans ces territoires. Prétendre les comprendre au travers d’un discours déjà normé est une grossière erreur.

    Et puis, d’où vient cette approche culturaliste ? De l’extrême-droite, qui a toujours prétendu que ces « gens-là » ne sont pas intégrables et que l’islam n’est pas compatible avec la société française. L’idée a ensuite essaimé. Rappelez-vous ce numéro de la revue Panoramiques qui titrait en 1997 : « L’islam est-il soluble dans la République ? », un exemplaire réalisé en partenariat avec L’Événement du Jeudi. A l’époque, ces « observateurs » se demandaient si l’islam est soluble dans la République, aujourd’hui les mêmes se demandent si ces individus sont solubles dans la République. Interroger la solubilité de ces acteurs sociaux – en clair, peuvent-ils faire de bons Français ? -, c’est déjà répondre à la question. Et cela revient à dépolitiser une question éminemment politique : qu’est-ce que la France a fait de son triptyque ? Je crois que nous connaissons tous la réponse ...

    La victoire des culturalistes augure finalement d’une perspective mortifère, celle que le chef de l’Etat envoie demain l’armée dans les quartiers populaires en s’appuyant sur un facteur déclenchant – le plus évident étant la mort de policiers dans les banlieues. Le terrain a été « intellectuellement » labouré, et les conditions d’une intervention militaire sont désormais prévues par les textes : depuis que la loi de programmation militaire a fait en 2008 de la défense et de la sécurité nationale un ensemble homogénéisé, Nicolas Sarkozy est désormais en capacité d’envoyer la troupe dans ces territoires,

    C’est l’axe majeur de votre ouvrage. Mais celui-ci est loin de se limiter à l’aspect militaire des choses...

    La vraie question qui travaille mon livre est celle-ci : comment a t-on pu laisser les choses se développer ainsi et aller aussi loin ? Davantage qu’un ouvrage sur l’intervention possible de l’armée en banlieue, il s’agit en réalité d’un livre sur l’état de déliquescence de la vie politique française et sur la dévitalisation de notre vie démocratique. De sorte qu’un homme – Nicolas Sarkozy - peut demain, au nom d’une idéologie dangereuse et réactionnaire, créer les conditions d’une guerre civile. C’est surtout cela qui m’importe.

    Je ne suis pas le seul ... Un journaliste m’a demandé pourquoi mes interlocuteurs gendarmes ou militaires s’exprimaient ouvertement dans ce livre alors qu’ils sont, pour une bonne part, tenus à un devoir de réserve. La réponse ? Je crois qu’ils sentent que quelque chose est en train de leur échapper. Ils ont compris que nous nous trouvons dans un environnement régressif sur le plan démocratique : les vigilances s’émoussent, la démocratie s’effondre, le seuil de tolérance aux banlieues de la société française a fortement baissé ... Bref, les conditions sont réunies pour que le pire ne soit plus incertain.

    Et eux, gendarmes et militaires, en ont conscience ?

    Bien entendu. Quand je les interrogeais, c’était toujours sur un même mode. J’avançais des hypothèses et leur demandais : est-on toujours dans le registre du possible, du probable ? Parmi les officiers que j’ai rencontrés – tous s’affichant loyaux et républicains -, aucun n’a été surpris par mes questions sur l’imminence d’une intervention dans les banlieues ; ils la craignent et la rejettent, mais le fait qu’ils aient répondu ouvertement à mes interrogations montre que quelque chose est en train de se jouer. Je note là une forme d’homogénéité des positions. Dans une société française qui s’est politiquement anémiée et radicalisée, le corps militaire, j’y inclus la gendarmerie nationale, se sent isolé. Peut-être qu’ils s’expriment, justement, parce qu’ils pensent qu’ils ont tout intérêt à le faire.

    Quand bien même les militaires s’initient à la guerre urbaine et à sa réversibilité (soit cette idée que ce qui est pratiqué sur un théâtre extérieur des opérations peut aussi être pratiqué sur le territoire national), je crois qu’un tabou demeure. Ces officiers de l’armée de terre savent que pour rendre possible l’envoi de la troupe dans les banlieues, un facteur déclenchant, basé sur l’émotion, sera nécessaire – le plus favorable étant, encore une fois, la mort de policiers dans une cité. Nicolas Sarkozy n’engagera pas de militaires parce qu’il l’aura décidé d’un claquement de doigts ; il lui faudra d’abord créer les conditions du pire. D’évidence, le facteur émotionnel sera le plus opérant. C’est justement ce que craignent ces militaires ; comment pourraient-ils contester leur intervention dans de telles conditions ? Je pense que ceux qui s’expriment dans le livre prennent leurs marques face à une telle éventualité.

    C’est d’ailleurs l’un des éléments surprenants du livre : je n’aurais pas cru que les militaires puissent faire preuve d’une pareille réticence ...

    Ces militaires – encore une fois, je parle des officiers, pas des hommes de troupe que je n’ai pas interrogés – sont marqués par l’histoire. Ils m’ont souvent fait cette observation : « Si on nous envoie sur le terrain, c’est pour mitrailler : c’est notre travail. Est-ce bien cela qu’on attend de nous ?  » ; ou encore : « Si nous on y va, ensuite il n’y a plus personne...  » Ils ne trouvent pas rassurant ce continuum sécurité intérieure / défense nationale imposé par Nicolas Sarkozy et ne souhaitent pas être entraînés dans ce processus régressif. S’ils acceptent par exemple d’apprendre à Sissonne (Aisne), ce vaste champ de manœuvre destiné à « travailler » des stratégies de guerre urbaine, la technique du contrôle des foules pour les opérations en Afghanistan, ils renâclent à l’idée de le pratiquer un jour à La Courneuve ou à Villiers-le-Bel.

    Reste que ces militaires sont soumis à des ordres. Depuis la nouvelle loi de programmation et l’intégration du Conseil de défense au Conseil de défense et de sécurité nationale, la décision de leur mise en action sur le territoire national appartient au chef de l’État. En clair, si Nicolas Sarkozy le décide, l’armée de terre interviendra dans les cités françaises. Voilà à quoi risque d’aboutir ce développement cynique et redoutable de la guerre sécuritaire et sociale dans les banlieues françaises ...

    Notes

    [1] Publié à La Découverte.

    [2] L’ANRU, agence nationale de rénovation urbaine, est le bras armé de l’État en matière de remodelage des quartiers populaires ; elle disposait, pour l’exercice 2004-2008, d’une enveloppe de 30 milliards d’euros. La même agence, explique Hacène Belmessous, « a signé une convention avec le ministère de l’Intérieur pour "associer" la police nationale aux projets de rénovation urbaine ».

    [3] Hacène Belmessous écrit : « (...) L’inspiration prophétique du terme "Espoir Banlieues" visait surtout à frapper l’imagination des populations concernées. En évacuant la réalité de ces quartiers (chômage, discriminations, précarité sociale, misère économique), il faisait en quelques sorte appel à une rhétorique religieuse. La cause de "l’échec" de trente-trois ans de politique de la ville ? Elle n’aurait pas parlé à l’âme de ces habitants. Le postulat initial d’Espoir Banlieues tient de l’oracle : il s’agit moins de mettre de l’argent sur la table, de multiplier les moyens humains et les dispositifs de "discrimination positive" que de préparer ces individus à retrouver l’espoir de s’en sortir (...). Ce langage de propagande s’inspire d’une vieille technique américaine de persuasion des foules : les vérités négatives d’aujourd’hui sont cachées par les figures positives de demain. »

    [4] Glissement sémantique très révélateur : ladite publication ne s’intitulait jusque-là que Livre blanc sur la Défense.

    [5] Créée en 1991, cette association « mobilise des étudiants bénévoles dans des actions d’accompagnement individualisé de jeunes en difficulté » et ambitionne «  de créer un lien entre deux jeunesses qui ne se rencontrent pas ou peu : les enfants et jeunes des quartiers en difficulté scolaire ou sociale et les étudiants ». Son site est ICI.


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  • Manuel Devaldes

    Manuel Devaldès

    "En tout esclave consentant à sa servitude est un maître qui sommeille. Qui obéit volontiers à plus fort que soi est prêt à imposer à plus faible sa volonté".

    «  Ne pouvons-nous, individus, remplacer l’État par nos libres associations ? A la loi générale, collective, ne pouvons-nous substituer nos conventions mutuelles, révocables dès qu’elles sont une entrave à notre bien-être ? Avons-nous besoin des patries parcellaires qu’ont faites nos maîtres, alors que nous en avons une plus vaste : la Terre ? Et ainsi de suite. Autant de questions que le libre examen de l’individualiste résout justement à l’avantage de l’individu. Sans doute, ceux qui vivent du mensonge, qui règnent par l’hypocrisie, les maîtres et leur domesticité de prêtres et de politiciens, peuvent être d’un avis différent parce que leur petit, très petit intérêt les y invite. »

    Ce texte de Manuel Devaldès fut publié en janvier 1936 dans le n°157 de La Brochure Mensuelle.


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  • Albert Libertad – La grève des gestes inutiles (1905-1908)

    … Pourquoi les hommes (tous les autres êtres de même, évidemment) travaillent-ils ? Dans quel but ?

    La réponse est simple. Si l’homme a frotté longuement deux morceaux de bois l’un contre l’autre, s’il a taillé un silex, s’il l’a usé pendant des heures contre la poussière, c’était pour obtenir du feu, c’était pour obtenir une arme, ou plutôt un outil.

    S’il a abattu des arbres, c’était pour s’en construire une hutte ; s’il a tissé les fibres végétales, c’était pour s’en former des vêtements ou des filets.

    Tous ses gestes étaient des gestes utiles.

    Quand la simplicité de ses goûts, et aussi l’horizon nécessairement borné de ses désirs, lui eurent procuré des loisirs, par suite de son adresse et des moyens découverts par lui et ses pareils, il trouva bon de faire des gestes dont l’utilité n’était pas si évidente, mais qui lui portaient une somme de plaisirs qu’il ne trouvait pas négligeables. Il donna à la pierre les formes qui lui parurent agréables ; il retraça, sur le bois les images qui l’avaient frappé.

    De toutes les façons, les gestes qu’il faisait, nécessaires pour ses besoins immédiats ou nécessaires pour ses plaisirs, étaient des gestes dont il ne contesta pas l’utilité ; d’ailleurs, il lui était loisible de ne pas faire ceux du second ordre.

    Par quelles formes l’homme d’alors travaillant la corne de renne, volontairement, pour son plaisir, passa pour arriver à l’homme d’aujourd’hui travaillant l’ivoire par force, pour le plaisir d’autrui, je n’entreprendrai pas de le décrire.

    Pour des milliers d’hommes, les gestes agréables, faits volontairement, sont, devenus du « métier » sans lesquels ils ne peuvent vivre. Les gestes qui servaient à embellir leur milieu deviennent la condition inévitable de leur vie. Les gestes qu’ils faisaient pour aiguiser leurs sens, ne font plus actuellement que les affaiblir, les user prématurément.

    Les autres hommes se trouvent alors dans l’obligation de faire les gestes nécessaires à entretenir la vie sociale, et ils usent leur force aux mêmes gestes. Ils travaillent pour ceux qui font « métier » de gestes agréables, pour ceux qui vivent dans l’inactivité absolue par suite d’un malentendu social.

    Ceux qui ne travaillent pas, aberration complète, extraordinaire, font contrôler à leur profil le travail utile ou agréable des autres. Et ce service de contrôle augmente le nombre de gens qui ne font pas de travail utile, ni même agréable. Par conséquent, il augmente la part de labeur des autres.

    Le cerveau a beau faire un travail perpétuel en vue d’améliorer le labeur du corps, faire de constantes découvertes, de constantes inventions, le résultat. est quasi nul, le nombre des intermédiaires, des contrôleurs, des inutiles, augmentant en proportion.

    Une sorte de folie finit par gagner le monde. On en arrive à préférer aux gestes de première utilité, les gestes agréables, voire même les gestes purement inutiles. Tel qui n’a pas mangé, ou que très peu, fera faire des cartes de visite en bristol. Tel qui n’aura pas de chemise, portera des faux-cols d’une blancheur impeccable. Que de stupidités engendrées par les préjugés et la vanité imbécile des individus !

    Par suite d’une force purement fictive, on emploie ses qualités à tort et à travers.

    Des hommes, dont l’intérieur est noir et sale, peindront des devantures au ripolin ; d’autres, dont les enfants ne peuvent aller à l’école, composeront ou imprimeront des prospectus ou des menus de gala ; d’autres encore tisseront des tentures merveilleuses, tandis que la femme qui est à leur foyer n’a pas une jupe chaude à mettre sur son ventre engrossé.

    L’homme a oublié que, primitivement, il faisait des gestes de travail, en vue de vivre tout d’abord, de s’être agréable ensuite. Ce que nous avons à faire, c’est de le lui rappeler.

    ― O ―

    …Chaque jour quelques faits nouveaux réveillent en moi cette obsession de l’ouvrier bâtissant lui-même la prison douloureuse, la cité meurtrière où il s’enfermera, où il respirera le poison et la mort.

    Je vois se dresser en face de moi, alors que je cherche à conquérir plus de bonheur, le monstre du prolétariat, l’ouvrier honnête, l’ouvrier prévoyant.

    Ce n’est pas le spectre du capital, ni les ventres bourgeois que je trouve sur ma route… c’est la foultitude des travailleurs de la glèbe, de l’usine qui entrave mon chemin… Ils sont trop nombreux. Je ne puis rien contre eux.

    Il faut bien vivre… Et l’ouvrier trompe, vole, empoisonne, asphyxie, noie, brûle son frère, parce qu’il faut vivre.

    Et son frère trompe, vole, empoisonne, asphyxie, noie, brûle l’ouvrier, parce qu’il faut vivre.

    O l’éternelle raison de vivre qui fait porter la mort entre les frères de la même famille, entre les individus de mêmes intérêts, comme elle résonne douloureusement à mes oreilles.

    Le tigre qui guette sa proie dans la jungle, ou le pélican qui va jeter son bec en l’eau pour happer sa nourriture, luttent contre les autres espèces afin de vivre. Mais ni le poisson, ni l’antilope n’échangent de vaine salamalecs avec le tigre et le pélican. Et le tigre et le pélican ne fondent pas des syndicats de solidarité avec l’antilope et le poisson.

    Mais cette main que vous serrez a versé l’eau mauvaise, empoisonnée, dans le lait que vous avez bu, tout à l’heure chez la crémière.

    Mais cet homme qui étend son corps près du vôtre, dans le même lit, vient de rafraîchir aux halles de la viande corrompue que vous mangerez à midi, au restaurant côtoyant l’usine.

    En retour, c’est vous qui avez fabriqué les chaussures en carton dont l’humidité a jeté l’un sur le lit, ou bien vous avez construit le mauvais soutènement du métro qui s’est écroulé sur la mère de l’autre.

    Vous vous côtoyez, vous vous causez, vous vous embrassez, fratricides mutuels, meurtriers de vous-mêmes. Et lorsque sous vos coups redoublés, l’un de vous tombe, vous levez le chapeau et vous accompagnez sa charogne sous terre, de façon que, même crevé, il continue son rôle d’assassin, d’empoisonneur et qu’il envoie les derniers relents de sa chair putride pour corrompre la jeune chair de ses enfants et des vôtres.

    ― O ―

    … Puisque l’on parle de préparation, d’organisation, que l’on impartit pour ce travail préliminaire un délai assez long, voyons s’il ne serait possible, au lieu de l’employer à une limitation fallacieuse de la durée de l’effort journalier, de chercher les rouages faisant double emploi ou complètement inutiles afin de les supprimer ; les forces inemployées ou mal employées, afin de les utiliser.

    Au lieu de cette limitation qui, dans l’état actuel, comportera tant d’exceptions (et quelquefois en toute raison), décidons de ne plus mettre la main à un travail inutile ou néfaste, à un travail de luxe ridicule ou de contrôle arbitraire.

    Que l’homme qui enchâsse le rubis ou qui confectionne la chaînette d’or, pour enrichir (?) le cou de la prostituée « légitime » ou « illégitime » ; que celui qui travaille le marbre ou le bronze afin de recouvrir la charogne de quelque illustre voleur ; que celui ou celle qui, des heures, enfile les perles de verre, pour façonner la couronne hypocrite des regrets conjugaux ou autres ; que ceux dont tout le travail est d’embellir, d’enrichir, d’augmenter, de fabriquer du luxe pour les riches, pour les fainéants, de parer les poupées femelles ou mâles jusqu’à en faire des « reliquaires » ou des châsses, décident de cesser le travail, afin de consacrer leur effort à faire le nécessaire pour eux et les leurs.

    Que ceux qui fabriquent le blanc de céruse et les matières empoisonnées ; que ceux qui triturent le beurre, mélangent les vins et les bières, qui rafraîchissent les viandes avancées, qui fabriquent les tissus mélangés, ou les cuirs en carton, que ceux qui font du faux, du truqué, qui trompent, qui empoisonnent pour « gagner leur vie », cessent de prêter la main à ce travail imbécile et qui ne peut profiter qu’aux maîtres dont le vol et le crime, sont les gagne-pain. Qu’ils se mettent à vouloir faire du travail sain, du travail utile.

    Que tous ceux qui percent du papier, qui contrôlent, qui visent, qui inspectent ; que les bougres que l’on revêt d’une livrée pour faire les chiens inquisiteurs ; que ceux que l’on met aux portes pour vérifier les paquets ou contrôler les billets ; que ceux dont tout l’effort consiste à assurer le bon fonctionnement de la machine humaine et son bon rendement dans les caisses du maître, que tous ceux-là, dis-je, abandonnent ce rôle imbécile de mouchards et surveillent la valeur de leurs propres gestes.

    Que ceux qui fabriquent le coffre-fort, qui frappent la monnaie, qui estampent les billets, qui forgent les grilles, qui trempent les armes, qui fondent les canons, lâchent ce travail de défense de l’État et de la fortune, et travaillent à détruire ce qu’ils défendaient.

    Ceux qui font du travail utile et agréable le feront pour ceux qui veulent bien donner leur effort en un échange mutuel.

    Mais combien la somme de travail de chacun se trouvera diminuée !… La machine humaine, débarrassée des rouages inutiles, s’améliorera de jour en jour. On ne travaillera plus pour travailler, on travaillera pour produire.

    Or donc, camarades, cessons tous de fabriquer le luxe, de contrôler le travail, de clôturer la propriété, de défendre l’argent, d’être chiens de garde et travaillons pour notre propre bonheur, pour notre nécessaire, pour notre agréable. Faisons la grève des gestes inutiles.

    (L’Unique n°14, octobre 1946) ici  et ici


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  • TRANS

    Je souris quand je vois certains frapper des mains et applaudir en disant : bravo la "Science", bravo pour sa découverte d'une nouveauté merveilleuse.

     

    Ne soyons pas simplistes!

    J'applaudis moi aussi si cela peut permettre à l 'espèce humaine, à l'homme, d'être mieux lui même Mais cela me révolte quand je perçois que cela va l'induire dans un "esclavagisme" plus important qu'on ne puisse l'imaginer. Nous avons tous applaudi lorsque, dans nos cours d'histoire, on nous a enseigné que,suite à la Révolution, l'homme était libre et qu'il naissait libre. Cela ne faisait d'ailleurs que reprendre un thème religieux fort ancien. Mais on continuait quand même le commerce d'une population noire, entre autres. Et les négriers ne s'en plaignaient pas. Eh bien, comme le montre brillamment Jeremy Rifkin2 dans son étude du processus à l'oeuvre aux USA depuis vingt ans, nous nous retrouvons dans une semblable position : nous allons devoir nous battre contre des négriers de nouvelle espèce.

    Lorsque la maladie de Creutzfeldt-Jacob, dite de la "vache folle", a été rendue publique, une large population bovine était déjà touchée, mais on a évité de noter que tout ce qui était nourri aux mêmes produits, c'est-à-dire la population porcine, ovine, les volailles et même les poissons de culture n'étaient pas indemnes. Certes, rapidement les autorités politiques et sanitaires ont imposé des réglementations, précisant qu'il fallait éviter de manger tel ou tel morceau, tels ou tels abats. Mais réfléchissons un peu. Une vache contaminée, elle l'est aussi bien, même si c'est à un degré autre, dans la cervelle que dans son jarret ou que dans son lait. Le lait est une protéine. Mais si nos experts l'avaient annoncé brutalement toute l'économie agricole et le commerce agro-alimentaire se seraient effondrés. Cela aurait provoqué une révolte civile.

    Alors, on préfère voir cette maladie se développer et se muter sur quelques vingt voire quarante ans pour ne pas effrayer la population. Eh bien, nous sommes déjà en pleine révolte génétique sans trop nous en apercevoir. Nos champs sont en train d'être mutés. On aura des herbes mutées, des fleurs mutées, des fleurs hybrides. Déjà les paysans ne peuvent pas ensemencer ce qu'ils veulent car les semences hybrides interdisent le recopiage et le réensemencement. Et ces produits peuvent être nocifs car ils sont "non naturels", c'est-à-dire non en harmonie avec l'ensemble de ce qui constitue la vie. On n'a pas pris la peine et le temps de s'en préoccuper. (Il faudrait aussi parler du respect de la biodiversité mais également du respect des pays du tiers-monde largement détenteurs de ce patrimoine don tl'Occident s'empare par brevetage interposé.)

    Côtoyant de près des responsables du domaine de la santé, j'entends dans les couloirs des propos peu rassurantssur les cancers, les sidas et autres maladies auto-immunes qui se développent et prennent des formes inattendues. Certes, nous pouvons en prendre notre parti et crever la bouche pleine. Mais n'est-il pas plus sage et réaliste d'attirer vertement l'attention sur ce qui est en train de se jouer pour que cela ne se joue pas dans notre dos ? A ce régime qu'en sera-t-il des dépenses de santé et de leur prise en charge ? Vous vous plaignez de verser trop d'écus à la Sécurité sociale et en même temps vous craignez qu'elle ne disparaisse. Elle peut effectivement cesser, un jour ou l'autre, pour cause de faillite. Eh bien, c'est tout un processus de vie en société qui est en débâcle et qu ipeut nous mener, les uns et les autres, à la faillite de nous-mêmes aussi. La solution n'est pas de faire des manifestations pour ce qui est en ruine.

    Manifestons en actes, par nos manières de vivre, pour seulement conserver nous-mêmes et les nôtres en bonne santé

    Le "transgénique" généralisé est donc une farce, qui risque d'être pour nous et nos successeurs une mauvaise farce. Il n'a jamais été demandé parles consommateurs, il lui est imposé. En même temps qu'une approche technique, c'est une approche anthropologique et économique que nous devons conduire. Même si on ne nous le dit guère, n'oublions pas que les enjeux sont aussi économiques, politiques, planétaires, bien sûr ; les enjeux sont financiers, sanitaires, etc. Par nos manières de vivre, c'est nous, collectivement, qui créons nos problèmes. Alors c'est à nous de les résoudre. Prenons un autre exemple. Dans la presse, on commence à avoir des échos d'un nouveau problème, celui de la résistance aux antibiotiques4. Dans nombre d'élevages forcés on utilise les antibiotiques, on inclut dans tel maïs un gène de résistance à tel antibiotique. A quoi donc jouons-nous ?

    Nous sommes tous des "mutés" ou mutants

    Mais, vous-mêmes, dès que vous avez un petit bobo,vous vous précipitez chez votre médecin et, de façon répétitive, vous consommez des antibiotiques. Or les antibiotiques sont faits pour constituer une frappe contre des maux résistants, mais une frappe rapide .Sinon vous devenez inondés d'antibiotiques, votre corps devient hyper-résistant. Ce qui veut dire que vous êtes "mutés" ou mutants. Vous devenez insensiblement des hommes et des femmes génétiquement modifiés et cela peut vous mener sur des chemins inattendus et peu désirables. Oh, ne vous imaginez pas avec trois yeux ou avec quelques bras en plus !

    Ce sur quoi je veux attirer l'attention, c'est sur les interéchanges constitutifs de notre vie corporelle, c'est sur les mutations géniques que nous pouvons provoquer en nous, en usant et abusant inconsidérément. Quand nos terres seront inondées d'une nouvelle génération végétale hyper-résistante, nous aurons aussi des bactéries et des virus hyper-résistants à tout traitement. Alors il sera un peu tard pour prier et pour vous réfugier dans les temples si des pans entiers de populations disparaissent. Les historiens parleront de l'épidémie de peste nouvelle. Déjà des cas de nouvelles "pestes" existent et deredoutables ennemis apparaissent puisque nos connaissances actuellesne permettent plus de les combattre.

    On a beau avoir découvert quelques gènes, quelques centaines de gènes, nous trouverons, chaque jour, de nouvelles parités de gènes, de nouveaux modes de fonctionnement.Nous ne connaissons pratiquement pas leurs répercussions.Plutôt que de passer notre temps à exploiter de façon juteuse quelques bribes de découvertes permettant de modifier les vivants, ne faudrait-il pas investir pour connaître en profondeur le système génétique, ses modes d'action et d'intercommunication ? L'optique actuellement dominante nous transforme en apprentis sorciers et, par ce chemin, nous allons apprendre à être des sorciers apprentis. Gare aux dégâts si nous nous obstinons à vivre idiots au lieu de poser des choix de manière de vivre.

    Pr Bernard HERZOG ici


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  • Une histoire partielle et partiale des luttes anticarcérales en deux temps : un premier volume constitué de récits de mutinerie, où les mutins nous offrent leur point de vue, et deux volumes consacrés à une chronologie de ces luttes des années 1820 à nos jours. Mettant l’accent sur les luttes collectives, ces brochures répondent à l’envie de lire l’histoire à travers des événements cristallisant les rapports de force qui caractérisent chaque situation de détention. De la réappropriation des lieux à la prise de parole, chacun de ces mouvements représente un obstacle potentiel dans les rouages toujours plus huilés de la machine carcérale. Des mouvements qui, comme les détenus, restent étouffés derrière les murs des prisons, pour en nier la portée. Mais l’union faisant la force et décuplant les volontés, de la sujétion au statut du sujet il y a un fossé que la lutte collective aide parfois efficacement à franchir.


    Volume 1 : Récits de mutins et d’une mutine
    Volume 2 : Chronologie des mutineries dans les lieux de détention français (1820-1987)
    Volume 3 : Chronologie des mutineries dans les lieux de détention français (1988-2010)


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  • Jeudi dernier (21/10), le théoricien marxiste David Harvey, chef de file de la "Radical geography", donnait une conférence à l’École d’Architecture de Belleville. Au cœur de son propos, les errements d’un système capitaliste en fin de course, entre recherche effrénée de nouveaux marchés et auto-destruction. Une conférence limpide, qu’il eut été criminel de ne pas retranscrire...

    David Harvey : "Pour que le système change vraiment, il faut que les travailleurs se fâchent"

    Conférence à l’Ecole d’architecture de Belleville / Jeudi 21 octobre

    mardi 26 octobre 2010, par Lémi

    Longtemps boudé par le champ académico-universitaire français [1], l’anglais David Harvey est pourtant le théoricien marxiste le plus traduit au monde (avec Frederic Jameson). Ce n’est que justice : le penseur - pas forcément très simple d’accès, rien à voir avec Mike Davis ou Slavoj Žižek - est un décrypteur acharné du règne du capital. Surtout, ce théoricien de la Radical Geography a dépoussiéré l’héritage marxiste en lui adjoignant une dimension spatiale, posant l’étude des espaces du Capital comme préalable indispensable à une compréhension globale du monde tel qu’il tourne (mal).

    Pour cette conférence donnée à l’École d’architecture de Belleville [2], David Harvey s’est éloigné de la géographie pour se concentrer sur le thème des son dernier livre, encore inédit en français, L’énigme du capital. À partir d’une analyse basique des différentes étapes de la production, se focalisant sur la récente crise généralisée, il pointe les diverses failles du système et les inégalités criantes qu’il engendre. Avec cette interrogation, en toile de fond : puisque ce système est si mauvais, pourquoi ne pas en changer ?


     [3]

    « Je vais tenter de vous expliquer rapidement ce que j’ai exposé dans mon dernier livre, L’Enigme du capital, un ouvrage qui se penche sur la récente crise financière en l’analysant dans les termes les plus simples possibles - et ce sont des termes marxistes. Mon analyse se base sur la circulation du capital. Le schéma que je viens de tracer (ci-dessus) est très simple : il part de l’argent, qui est utilisé pour se procurer de la main d’œuvre et des moyens de production. Via la technologie et l’organisation du travail, ces éléments débouchent sur un bien et sur des profits générés par la vente de ce bien. Dans ce processus, il y a deux choses importantes à noter :

    - D’abord, à partir du moment où cette circulation s’interrompt, le système s’effondre complètement. Par exemple, j’étais à New York au moment de l’attentat du 11 septembre : tout s’est alors arrêté - il n ’y avait plus de circulation ni de consommation. Au bout de quatre jours de cette situation, le maire s’est invité à la télévision pour exhorter les habitants à sortir leurs cartes bleues, à aller au restaurant ou dans les galeries commerciales. Il était littéralement suppliant. La même chose s’est passée quand les banquiers islandais ont pris leur revanche sur le monde en allumant un volcan...

    - Deuxièmement, le système doit être en perpétuelle croissance. Pour survivre, il lui faut sans cesse s’étendre. Le surplus est réinvesti de manière à régénérer l’ensemble. Historiquement, ce système a eu une croissance globale annuelle de 2,25 % depuis 1780. Les économistes considèrent pourtant qu’à moins de 3 % de croissance, il faut s’inquiéter.

    Il est aujourd’hui de plus en plus difficile pour le système de trouver des marchés, des débouchés pour les nouveaux produits. On ne peut évidemment comparer ce qui se passait dans le monde occidental en 1780 autour de trois ou quatre villes européennes comme Birmingham ou Manchester à la situation actuelle. Les situations n’ont rien à voir, mais une règle se vérifie dans les deux cas : le taux de croissance annuelle ne doit jamais baisser ; s’il le fait, le système se grippe. Nous en sommes aujourd’hui à 55 trillions de dollars de production annuelle de biens et services, et ce chiffre augmente de manière exponentielle. À ce stade, pour que la machine ne s’enraye pas, il faut y réinjecter 1.5 trillion supplémentaire chaque année.

    Il y a depuis peu une évolution notable : les firmes non financières, celles qui produisent biens et services, réinvestissent de plus en plus leur argent dans des produits financiers, comme des swaps, des éléments dématérialisés. Il n’est plus rentable de continuer à produire, ça ne rapporte pas assez pour réalimenter le fonctionnement de la machine. Ce qui amène à se demander si le système n’est pas en fin de course : où se situent ses limites ?

    Pour répondre à cette question, il faut savoir d’où vient l’argent et comprendre comment le capital est constitué, comment il est configuré pour soutenir un système de production. Derrière ce fonctionnement, on repère ce que j’appelle la collusion finance/État, une forme de collaboration entre les institutions financières et l’État. L’histoire du capitalisme est marquée par les évolutions dans le fonctionnement de ce lien. Quand il a des ratés, nous nous retrouvons en situation de crise ; on en a un très bon exemple avec la répression financière de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Beaucoup de gens se montraient alors très critiques, affirmant qu’on mettait trop de limites aux pouvoirs des financiers et que c’était un frein pour la croissance. À partir de là, la collusion finance/État a été réformée et encouragée : une dérégularisation croissante a été mise en place. Le système est ainsi passé de la répression financière du début des années 1970 à une exubérance financière, avec beaucoup trop de pouvoirs entre les mains des financiers.

    Cette collusion finance/État est toujours camouflée, elle reste dans l’ombre. Nous ressentons seulement sa présence en période de crise. Au moment de l’effondrement de Lehman Brothers, le Président des États-Unis a par exemple complètement disparu de la scène : ceux qu’on a vus à la télévision étaient le directeur de la Réserve fédérale (représentant du système bancaire) et le ministre des Finances. Il y avait une absence totale du chef de l’exécutif. À ce moment-là, c’est la finance qui prenait les décisions et les expliquait à la télévision. Alors même que l’État a absorbé les pertes des banques et, donc, de Lehman Brothers.

    L’autre limite visible du système est celle de la main d’œuvre. Pendant la crise des années 1970, la main d’œuvre était encore puissante face au patronat, et les syndicats pouvaient fortement peser dans la balance - notamment sur des questions telles que le salaire minimum. De cela découlait ce que l’on a appelé la constriction du capital, une situation où ce dernier restait encadré et limité dans ses agissements. La situation s’est depuis inversée.

    À l’époque, le système a réagi en délocalisant tout azimut. Pour mater les travailleurs et les syndicats, la meilleure solution était de s’installer ailleurs, en Chine par exemple. Et pour permettre ces délocalisations, il fallait une réforme du système financier lui-même. En 1985 a ainsi été mis en place un système de circulation permettant ce processus.

    Aujourd’hui, le discours a un peu changé. La crise ne serait plus le fait des syndicats, mais conséquence de l’effondrement bancaire et de la nécessité de l’État de les tirer d’affaire. L’État se pose en victime, ce qui permet d’encore réduire le pouvoir des syndicats.

    La situation fait écho à ce qui s’est passé en 1982 au Mexique, quand le pays était au bord de la faillite et que les États-Unis l’ont tiré d’affaire - avant de réduire le niveau de vie des mexicains d’environs 25 %. C’est ce qui se déroule actuellement dans de nombreux pays, y compris dans les pays industrialisés : les États imposent des ajustements structuraux de type FMI, lesquels ferment la voie à toute revendication sociale et populaire.

    Dans le même temps, les banquiers continuent de s’enrichir. Il y a deux ans, les dirigeants de hedge founds ont engrangé trois milliards de dollars de bénéfice. Je trouvais déjà cela obscène quand ils gagnaient 250 millions, mais là... Ce sont pourtant les mêmes qui ont coulé les banques d’affaire et imposé des mesures d’austérités en conséquence... Ils sont plus riches qu’ils ne l’ont jamais été, alors que les populations s’appauvrissent. Ce qui se passe maintenant en Angleterre, par exemple, est exactement ce qui s’était passé au Mexique à l’époque.

    Autre point fondamental : l’accès aux moyens de production, lié à l’environnement et aux ressources naturelles. Il en va ici de même que lorsque les capitalistes extraient de l’argent du système en le faisant tourner à vide ; et nous nous retrouvons face à des problèmes écologiques qui ne peuvent plus être ignorés. La crise écologique est aggravée par une élite propriétaire qui cherche à toujours augmenter sa rente. Face à la crise se développe une chasse à la terre et à la propriété tout autour du monde. Certains pays, comme la Chine (en Afrique) ou les États-Unis (en Amérique latine), vont jusqu’à acheter des portions entières de pays. Cela découle de la même quête de nouveaux profits que celle tournant autour la propriété intellectuelle, autre Eldorado du moment.

    Ensuite vient la question de la production, qui recoupe deux éléments. En premier lieu, la production est liée à la technologie et à l’organisation du travail. Historiquement, le capitalisme a fait preuve d’un grand dynamisme dans ces deux domaines. En ce qui concerne le deuxième, ce dynamisme s’illustre aujourd’hui avec des firmes comme Ikea, Wall Mart où Carrefour, où tout est mis en place pour toujours plus de profit. Il y a eu des périodes où les évolutions dans la technologie et l’organisation ont joué un rôle central dans les périodes de crise. Mais lors de la dernière crise, elles ont eu leur importance sans pour autant se montrer déterminantes : marchés financiers fantômes, ordinateurs boursiers qui fonctionnent à la nano-seconde et échappent au contrôle du système lui-même...
    Cette question de la production recoupe un deuxième élément : la situation du travail lui-même et la discipline imposée au travailleurs. Dans les années 1960 et 1970, je l’ai dit, les syndicats avaient du poids dans l’économie. Mais depuis les années 1980, le capital a aussi gagné sur ce point : il n’y a plus de syndicats pour les mettre au pied du mur.

    Autre point important, celui concernant l’argent et le surplus d’argent, donc le bénéfice. Pour se maintenir en vie, le système doit croitre continuellement. Et cette croissance requiert une augmentation de la demande effective.
    Deux éléments importants à ce niveau. De un, le système doit créer de nouveaux désirs et besoins pour se maintenir. De deux, les gens doivent avoir assez d’argent pour répondre à ces désirs par la consommation. Si on compare de nouveau avec la fin des années 1960 et le début des années 1970 - l’époque où on pouvait parler de constriction du profit -, on remarque qu’on est depuis passé à l’exact inverse : nous faisons désormais face à une répression salariale. Cette répression implique que la population a moins d’argent pour acheter les produits, ce qui débouche sur une baisse de la demande effective.
    La solution proposée ? Donner à tout le monde une carte de crédit et leur conseiller d’en faire bon usage. La dette des ménages a ainsi triplé depuis les années 1980, alors que les salaires stagnent. Le fossé s’élargit. Le collusion finance/État a délibérément distribué de plus en plus de crédits à des gens qui avaient de moins en moins de revenus. Voilà ce qui a amené à la crise des subprimes.

    À beaucoup d’égards, les subprimes ont constitué la clé et le déclencheur de la dernière crise. Mais il est important de souligner que ce que l’on a désigné comme une crise mondiale n’a concerné que certains pays, pas du tout la planète entière. il y a eu une réel inégalité géographique.
    Ici, nous faisons face à des politiques d’austérité ; mais ce n’est pas du tout le cas, par exemple, de la Chine, lancée dans un programme keynésien de développement, avec de gros projets et des banques qui investissent. La Chine a une croissance qui explose, autour de 10 %. Les gens qui traitent avec des partenaires chinois et évoquent la crise déclenchent chez eux une certaine incrédulité : de quelle crise parlez-vous ? L’Australie non plus n’a pas connu de crise, parce qu’elle exporte beaucoup de matières premières vers la Chine. L’Amérique latine a connu une crise très brève, notamment parce qu’elle devient une espèce de grand jardin de soja, avec des conséquences écologiques désastreuses.
    Bref, il y a là deux situations aux antipodes : d’un côté l’austérité, de l’autre le keynésianisme redécouvert.

    Nous assistons ainsi à une réorganisation totale du pouvoir géo-économique - Giovanni Arrighi parle à ce sujet de glissement hégémonique -, avec l’émergence d’une nouvelle puissance en Asie du Sud Est, qui fait concurrence aux États-Unis et - dans une certaine mesure - à l’Europe. Si nous nous focalisons sur cette dernière, nous constatons que le plus gros exportateur vers la Chine est l’Allemagne - qui ne se sort pas trop mal de la crise. En retour, La Chine s’intéresse à l’Europe comme débouché : elle est d’ailleurs en train d’acheter le port d’Athènes, pour organiser l’importation de ses produits en Europe.

    La raison pour laquelle j’aime raisonner en me basant sur des schémas de ce type [4], c’est qu’ils permettent de mettre précisément le doigt sur l’étape du processus qui fait obstacle au capital et provoque la crise.
    Les crises des années 1970 étaient très différentes car elles prenaient place dans une époque de répression financière, où les ouvriers étaient encore bien organisés. Ce n’était pas un problème de demande effective. Aujourd’hui, la crise est provoquée par le trop grand pouvoir de la collusion finance/État. D’où une situation de surexploitation : le système ne parvient plus à écouler sa propre production. Reste à savoir quelle solution va être choisie pour y remédier.

    La conclusion centrale que je tire est celle-ci : le système capitaliste ne parvient jamais à résoudre les problèmes qui provoquent les crises. Il se contente de les déplacer. De deux manières différentes : soit en les exportant dans un autre point du processus de production, soit en les déplaçant géographiquement. Si vous étiez en Asie en 1997 ou 1998, vous teniez un discours catastrophé ; au même moment, le monde occidental demandait de quelle crise il s’agissait. En 2001, c’était le tour de l’Argentine, mais nous restions à l’abri. Aujourd’hui, nous disons : il y a une crise. Mais le reste du monde répond : quelle crise ?
    Ces crises circulent, elles passent de la Californie à la côte Est, à l’Islande, puis au Portugal, à l’Irlande... Il serait d’ailleurs intéressant de savoir où la prochaine crise va éclater ; probablement à Shanghai, où le marché de l’immobilier est en train de s’emballer, avec création d’une bulle spéculative.

    Pour que le système change vraiment, il faudrait que les travailleurs, en Europe par exemple, se fâchent, qu’ils décident que, puisque ce système ne fonctionne pas, il est temps de mener un combat de classe pour s’en débarrasser. Et le remplacer par quelque chose d’autre [5]. »

    Question en fin de conférence

    Dans un de vos récents livres, vous dites : "Après le capitalisme, l’espace urbain : une utopie nécessaire". Qu’entendez-vous par là ?

     [6]

    « Une des anecdotes que je raconte dans ce livre s’est déroulé alors que je présidais un jury en Corée du Sud. La discussion était dominée par deux architectes qui discutaient avec emphase : ils comparaient le pouvoir du carré et du cube, qu’ils opposaient à celui du cercle et de la boule.

    Au bout d’un moment, je suis intervenu pour dire qu’on devrait peut-être s’intéresser à d’autres questions. Qu’il fallait concevoir la ville en prenant en compte d’autres éléments que cette question de carré et de cercle. Par exemple : quelle sorte de relation à la nature proposaient ces constructions ? Quelles technologies étaient utilisées ? Quelles formes d’organisation ? Et puis, quelles sortes de relations sociales étaient mises en avant ? Quels systèmes de production ? Quel rapport à l’espace ? Quelle vie quotidienne ? Quelles conceptions mentales ?
    J’ai tenté d’insister sur le fait qu’aucun de ces éléments n’était indépendant. Que chacun influait sur l’autre. La ville ne devrait pas être vue comme un produit fini mais comme un processus.

    À la fin de la discussion, l’un des deux architectes est intervenu pour dire qu’il trouvait tout ça vraiment intéressant. Et que - pour lui - il y avait un point primordial, celui des conceptions mentales, parce qu’il permettait de revenir sur l’opposition du cercle et du carré... Que voulez vous faire face à ça ? J’ai des amis architectes, et parfois ils me rendent fous...
    Bref, cet architecte m’a ensuite demandé d’où était issu le schéma utilisé [7], si j’en étais le concepteur. Je lui ai répondu qu’il était tiré du Capital de Marx...

    Cette interdépendance des éléments ne concerne évidemment pas que les conditions d’urbanisme. Par exemple, on ne peut imaginer résoudre le problème du changement climatique sans agir à tous les niveaux, du mode de production à la vie quotidienne, du rapport à la nature aux conceptions mentales. C’est une forme d’utopisme dialectique. Pour résoudre un problème, il faut parcourir absolument tous ces aspects, n’en négliger aucun. La transition du capitalisme au socialisme implique cette approche ; ça a déjà le cas au moment du passage du féodalisme au capitalisme.

    Cette conception peut servir de cadre dans un projet de changement urbanistique. Par exemple, si je veux changer les conceptions mentales liées à la ville, je dois solliciter tous les autres domaines, les parcourir scrupuleusement.

    Pour conclure, il est certain que la conception mentale que vous avez tous dans cet amphithéâtre n’a absolument rien à voir avec celle qu’avaient le gens dans les années 1960 et 1970. À l’époque, on croyait encore à la possibilité d’une révolution, d’un cadre différent. Aujourd’hui, ce cadre mental a changé. Et il peut encore changer, dans l’autre sens. À vous de le prouver ! »

    Notes

    [1] Peu enclin à accepter qu’un penseur issu du monde anglo-saxon puisse rivaliser avec les Lumières hexagonales.

    [2] Et organisée par l’excellente librairie Le Genre Urbain (30 rue de Belleville, 19e), à l’occasion de la parution de deux livres de David Harvey en français, Le Nouvel impérialisme (Les Prairies Ordinaires) et Géographie et Capital (Syllepses).

    [3] Ce schéma, dessiné par David Harvey - comme celui reproduit plus bas -, a été photographié à la fin de la conférence.

    A noter : la retranscription écrite de l’entretien ne fait pas totalement justice à la limpidité du propos de David Harvey. D’abord en raison du filtre de la traduction, ensuite parce que sa conférence était pensée comme exercice oral.

    [4] Il s’agit par exemple de celui placé au début du compte-rendu.

    [5] Applaudissements nourris et enthousiastes.

    [6] La conférence ayant empiété sur le temps du débat, une seule question a pu être posée à David Harvey, celle-ci.

    [7] Celui photographié ci-dessus.


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  • MEXIQUE CALENDRIER DE LA RESISTANCE

    Avec cet humour tantôt ironique, tantôt désabusé qui est le sien, sans pourtant jamais perdre de vue la terrible gravité du sujet, Marcos nous convie donc à faire ensemble l’état des lieux après la Marche de la couleur de la terre qui a tracé en 2001 une spirale de San Cristobal de Las Casas à Mexico : Oaxaca, Puebla, Veracruz, Tlaxcala, Guerrero… Onze États puis le District fédéral (Mexico) ont été auscultés par cette « Fragile Armada » : la délégation zapatiste qui souleva une immense mobilisation sociale et un espoir sans précédent pour les peuples amérindiens.

    Ce Calendrier de la résistance, écrit en février 2003, trouve sa conclusion dans un texte de juillet 2003, « Chiapas : la treizième stèle », qui étudie une étape essentielle de l’auto-organisation indienne, la création des Caracoles et des Conseils de bon gouvernement.


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  • Confronter la peur...

    ...Et reconnaitre ce qu’implique la lutte

    Ce texte nous intéresse parce que l’auteur/se nous fait part à sa manière de sa perception individuelle de la peur. Et la peur, chez beaucoup d’anarchistes pratiquant l’action directe à travers le vieux monde, est un sujet tabou, parfois raillé par ceux qui se vivent en combattant, en apôtres-guerriers d’un anarchisme pur et cristallin. Chacun a sa façon d’envisager la peur, de l’affronter, de la contourner, de l’éviter, la subvertir ou tout simplement d’en parler. Cette pluralité de perception est le résultat de la pluralité des individus, malgré que certaines personnalités autoritaires s’obstinent à le nier.

    Le danger de cette pluralité est la fuite en avant vers l’uniformisation, par peur de l’inégalité ou par peur de la différence, parfois peut-être, par volonté d’imposer sa perception aux autres . Ce texte est extrait de Fire to the Prisons, journal américain sous-titré « an insurrectionary anarchist quarterly » et rebaptisé depuis son numéro 6, « an insurrectionary quarterly ». Autant dire que cette publication a étonnamment baissée en qualité depuis, pas parce que le mot « anarchiste » s’est envolée de la couverture, mais parce que l’anarchisme s’est envolé du contenu en laissant sa place à cette nouvelle sorte de nihilisme de posture en expansion. Cependant quelques textes intéressants subsistent malgré tout, dont celui-ci dont nous proposons la lecture à tous les compagnons, comme amorce de débat qui, espérons-le, ne s’arrêtera pas à ces quelques pages.

    La peur est la plus grande barrière entre nos désirs propres et nos capacités à les manifester physiquement. J’entend les sirènes presque tout les jours. Je suis constamment distrait par les images qui illuminent la métropole qui m’entoure et des pensées violentes me gagnent, je ressens des sentiments violents. Je projette la destruction de chaque vitrine des grands magasins que je croise ; le désir de laisser un peu de mon animosité à leur encontre. Je veux cracher à la face de chaque fils de pute en costard qui inonde les rues en se précipitant pour rentrer dans leurs confortables demeures entre 17h et 19h30. Je veux tabasser chaque flic qui fait son travail. Je veux réaliser ma colère, la matérialiser. Je veux communiquer mon amour et ma haine, physiquement. La seule raison qui nous en empêche est la peur des conséquences établies par l’État. La peur est ce qui fait une lutte ; c’est une bataille entre la peur et le désir. Un désir qui vous pousse dans la direction de l’agir, et c’est cette peur qui transforme ce besoin d’agir en la lutte.

    La lutte est une force qui agit sans souci des conséquences possibles et reconnues. La peur est la stabilité d’une société de médiation. La peur est quelque chose d’exigé pour soutenir la paix sociale et la normalité dans un monde régulé. L’effet et la signification d’une lutte se mesure à notre capacité à confronter nos propres craintes, en tant qu’individus, et avec l’intention de décupler l’intensité de la confrontation que l’on oppose à ce contre quoi nous luttons.

    Les exhibitions politiques de dissentiment comme les piquets de grève préavisés ou les manifestations sont les occasions les plus spécifiques qui me viennent à l’esprit pour tester ma peur, notamment en tant que membre désigné d’une minorité active. J’attends ces événements, comme beaucoup de mes semblables, avec l’intention unique d’être une force pour l’intrépidité et la subversion du quotidien. J’étais, ai été et je serais probablement toujours une personne incroyablement inquiète et anxieuse à propos de la façon d’accroitre cette force, ou des conséquences possibles de l’aiguisement de la menace que peuvent représenter ces événements.

    Et comme tout ennemi de l’État, je serais toujours aussi effrayé par la perspective pour moi comme pour mes proches d’aller en prison. Le matin de chaque nouveau jour où je sais que je pourrais enfreindre la loi -particulièrement lorsque je m’apprête à le faire dans des espaces contrôlés et policés comme les manifs ou les lieux contestataires reconnus par l’État- sont des matins horribles. J’arrête pas de pisser, je suis incapable de me concentrer, visualisant chaque possibilité d’arrestation et d’incarcération qui me guette. Mes mains tremblent jusqu’au moment planifié, jusqu’à ce que la première vitre soit brisée ou que le premier container ou kiosque de presse soit jeté au milieu de la rue ou cramé, je me demande, « agirai-je par crainte ou agirai-je par désir ? Rentrerai-je à nouveau dans la réalité malheureuse une fois que ce moment sera dissout, dans la dépossession, la haine de soi et le regret ? »

    La conversation à travers le monde avec des membres de la minorité particulièrement active qui vise à étendre une frustration identifiée envers la vie quotidienne (organisant des émeutes, écrivant de la propagande, conduisant des sabotages, s’engageant en opposition active contre l’ordre), après quelque temps, et lorsque la prise de risque est essentielle pour le renforcement des luttes, m’a montré que beaucoup commencent à ressentir un sentiment subtil mais cohérent de paranoïa.

    A se demander si une voiture nous suit, pourquoi des gens que vous n’avez pas vu pendant quelque temps ou que vous venez de rencontrer sont si intéressés par certains aspects de votre vie, pourquoi votre téléphone portable fait des bips étranges, se demandant même plus ou moins pourquoi vous n’êtes pas en prison, et qui à l’intention de vous y mettre, quand et comment. Les peines de vingt années de prison pour conspiration [Ndt. Équivalent de l’association subversive] et les preuves dites accablantes contre des compagnons, qui ne vous auraient jamais semblées crédibles, peuvent rendre l’apathie plus attirante que la lutte.

    Certains de vos amis ne comprennent pas votre anxiété. Ils vous demandent où vous étiez ou ce que vous avez fait et se sentent offensés lorsque vous ne partagez pas confortablement. Bien sûr, la plupart des attaques formelles contre l’ordre actuel sont revendiquées ou écrites de façon à orienter les réactions, mais les gens aiment vraiment les anecdotes de guerre et les faits d’armes. Aussi amusant que cela puisse être (pare que ca l’est), parfois notre anxiété nous rends muets (littéralement), parfois on peut se sentir isolé et aliénés des autres par méfiance.

    C’est ce que veut l’état : plus d’isolement, plus d’aliénation, plus de méfiance dans plus de milieux. C’est la lutte collective qui permet de surmonter individuellement la crainte. il est important de reconnaître que bien que l’insurrection n’est pas une chose dans laquelle on peut se spécialiser, mais une récréation, un arrêt du temps, un voyage de vacance permanent tout frais payé qui se matérialise par des ruptures avec la réalité sociale qui nous est rendue obligatoire ; il est important de prêter attention aux circonstances. Les trafiquants de drogue, cambrioleurs, et autres criminels professionnels du genre veulent garder des aspects de leur vies secrets, que leurs amis ou familles en soient offensés ou non.

    Cela leurs sert à se protéger eux-mêmes et leurs proches, et à conserver leurs modes de vie. Les insurgés visent l’attaque. Bien que les attaques contre la police, les outils de contrôle, les lieux de travail, etc. sont des attaques que la plupart des gens peuvent subtilement soutenir, la plupart des gens n’agissent pas pour autant. Il y a une minorité active qui ne cherche pas à former une avant-garde ou un programme social, mais à produire un modèle d’attaque pour la libération du quotidien. Mais une chose pareille, qui est si vulnérable à la croissance, est quelque chose que l’État souhaite empêcher et briser. Il est d’autant plus malheureux de trop s’exposer alors que nos intérêts sont si marginaux et faibles, et que la résistance est limitée. La force dans la lutte peut venir de la conscience et de l’embrassement de cette connaissance.

    Mais à quel point tout cela peut se rapprocher de nous ? Lorsque des gens avec qui vous partagez tant d’affinités font la une des journaux.

    Lorsque vous vous voyez passer au journal télévise, alors que la police affirme rechercher activement les responsables de tel ou tel « crime ».

    La peur est quelque chose que nous devons confronter intérieurement et extérieurement, individuellement et collectivement.

    La conséquence imposée par la loi est quelque chose qui doit être évité à tout prix (nous ne sommes pas des martyrs), mais quelque chose qui doit être compris comme une partie de ce qu’implique l’appartenance à une minorité active connue pour son inimitié avec l’État.

    Le visage de la peur est la police, ceux en uniforme et ceux sans, nous observant de ses hélicoptères, de ses voitures et de ses caméras de surveillance. C’est là que le risque se trouve ; c’est ce que je méprise. La satisfaction de mes désirs provient de l’embrassement par d’autres des sentiments que je ressens passionnément, des sales gueules de la police lorsque nous détruisons temporairement une acceptation de leur pouvoir, les cris perçants de liberté que l’on peut entendre dans ce moment où le risque est dépassé. Mais pour que ce moment se réalise, je dois prendre une décision. Pour que ce moment se réalise, nous devons prendre une décision.

    « Avons-nous peur ? Bien sûr nous avons peur ; mais nous avons toujours eu peur. Mais d’une façon qui, même s’il ne s’agit que d’une seconde ; nous permette d’effrayer ceux qui nous apeurent. »
    Yokei Talones.

    La confrontation de mes peurs a toujours été dure, mais confronter la peur c’est lutter, et lutter n’est pas une chose facile, sinon ce ne serait pas une lutte. Quand nous défions la peur, nous perdons le contrôle. La domination qui nous gouvernent doit n’être que matérielle, parce que la seule façon pour elle d’exister au-delà du physique, provient de notre acceptation de son existence. La conversation que j’essaye d’avoir ici est quelque chose qui nous traverse tous.

    Je sais que la bataille devient plus dure quand nous apprenons de nouvelles arrestations et d’absurdes sentences. Je sais que la bataille devient plus dure quand nous entendons parler de nouvelles affaires de balances, de nouvelles technologies de surveillance, de nouveaux budgets pour la police ou de nouvelles lois contre nous. Mais les quelques excuses ne sont que des excuses parce que si nous devons déclarer la guerre contre ce monde tel que nous le connaissons, nous devons accepter les implications de toute guerre. Cela implique la conscience qu’il faudra peut être un jour évoluer à travers toutes sortes de privations (comme la taule) et qu’il ne faudra jamais pour autant accepter une sortie facile.

    Bien sûr nous devrons être malins, d’autant plus que les capacités de répression par le maintien de l’ordre conventionnel sont si bien connues, mais nous devons désherber le flic dans nos têtes qui cherche à ravitailler nos inquiétudes et notre anxiété ; qui fait trembler nos mains alors même que rien ne se passe.


    Confronting Fear ...and recognizing the implications of being in struggle, Extrait traduit de l’anglais de Fire to the prisons N°6, An Insurrectionary Quarterly, Eté 2009, New Jersey, USA.
    Traduction et intro trouvées dans Guerre au Paradis N°1.

    Ici aussi


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