• Nouvelles de Misrata assiégée

    Nous sommes à Misrata  depuis deux jours. Nous écrivons depuis le seul point internet de la ville, organisés avec les moyens du bord. Mis à part une personne d Al Jazeera présente en permanence, une seule équipe de CNN a passé deux jours sur place, sûrement parce qu’ il n est pas facile d’accéder à la ville et que la situation est dangereuse. Pourtant, d’après ce qu’on nous a dit à plusieurs reprises, la présence de quelques journalistes en ville avait chaque fois poussé les Kadhafistes à freiner leurs bombardements .

    centre ville de Misrata

    Dispositions des Forces

    Ici, les combats durent depuis cinq semaines. Le gros des forces est disposé à une vingtaine de kilomètres à la ronde, au-delà des deux portes de la ville, à l’ouest, dans la ville de Zlitan et au Sud, dans les villes de Tamina et Jioda. Depuis ces positions, les troupes loyalistes contrôlent tous les accés au sol de Misrata, et l’ensemble de la ville est a portée de leur tirs d’artillerie lourde. Pour l’heure, la mer constitue la seule voie d’accès vers la ville assiégée, le port Quasr Hamad est tenu par les shebabs et les côtes plus ou moins surveillées par les forces de la coalition. 

    Dans la nuit du 28 au 29 mars,  les forces de Kadhafi y ont tenté une incursion par les eaux avec une dizaine de barges de transport de troupes, appuyées par trois bateaux habituellement dediés a la gestion de l’immigration clandestine, reconvertis pour l’occasion, maintenant que la flotte de Kadhafi a ete réduite à néant par l’OTAN. La centaine d’hommes, non soutenue par des bombardements, comptait visiblement sur l’effet de surprise et a été repoussée au large par les tirs de RPG et de Minta des insurgés. Le lendemain, l’artillerie des forces loyalistes a bombardé pendant six heures le quartier de la zone portuaire, les habitants ont pu fuir dès les premières salves et une dizaine de maisons ont été touchées.

    misrata - barrage de sable

    Les forces kadhafistes tiennent également la rue principale de Misrata, Tripoli street, un axe nord-sud sur la moitié nord de la ville. La prise de ce boulevard, il y a environ deux  semaines, s’est faite avec l’incursion d’environ sept cent hommes et d’une quarantaine de blindés. Les habitants se sont défendus avec ce qu’ils avaient, c’est-à-dire pas grand chose, des pierres, quelques armes légères et beaucoup de cocktails molotov. La ville n’est pas tombée, mais la prise de cet axe est une victoire stratégique: c’était l’équivalent de la corniche de Bengazhi. C’est la que convergaient les grosses marches et manifestations. Cette nouvelle disposition des forces loyalistes a pour effet d’empécher effectivement les rassemblements, l’organisation autant que la visibilite de l’opposition. Depuis, les tanks y tiennent position, notamment aux  abords d’un des gros supermarchés de la ville, qui pourrait encore pourvoir en nourriture et à proximité de l’ancien hôpital Bouchahal partiellement détruit, qui contient encore du matériel et des médicaments. Des centaines de snipers sont répartis sur toute la longueur de la rue, dans les nombreux building surplombant toute la zone, de façon à couvrir mutuellement leurs positions et celle des blindés.

    centre ville de Misrata 2

    En plus de l’avantage conféré par leur position sur les toîts, les tireurs sont armés de fusils longue portée, disposent d’optiques puissantes et de vision infrarouge pour certains. La précision des impacts de balles, localisés quasi exclusivement à la tete, à la nuque ou à l’adbomen des passants abattus aléatoirement dans la zone ces deux dernières semaines  laissent peu de doute sur leur professionalisme . Ceux qui ont ete capturés sont venus pèle-mèle d’Italie, de Colombie, de Grèce ou de Serbie dans les dernières semaines,  moyennant des salaires quotidiens allant jusqu’a 9000 dinars. Certains disent être « dans le métier » depuis plus de quinze ans. La semaine dernière 150 personnes ont été abattues sur Tripoli Street.  La population civile a strictement deserté cette artère.  Les femmes, les enfants et les vieux de la zone alentour sont retranchés dans  des quartiers à l’architecture plus tordue,  plus facile à défendre.

    Camp de réfugiés - Misrata

    Le centre de la ville se situe à l’intersection entre Tripoli Street et Benghazi Street. De ce carrefour à la porte de Misrata, les différentes positions se répartissent sur dix kilomètres, traversés par cinq couronnes qui encerclent le coeur de la ville. Chacune des intersections sur Tripoli Street est un point stratégique car ces ceintures sont une possibilité pour les blindés d’opérer des percées dans les quartiers adjacents. Nous les avons traversées pour approcher le coeur de la première, aux abords de l’intersection entre Tripoli street et Benghazi street. Une odeur de brulé embaume le centre de la ville. La progression en voiture à travers  les rues  devastées aux  façades bombardées,  se fait à grande vitesse, en prenant les ronds points à l’envers, zigzaguant entre les barricades de fortune, les voitures et les tanks calcinés. Une fois sortis de ces grands axes, nous trouvons des zones d’habitations plus ou moins vides, aux rues étroites et labyrintiques. A cet endroit, la guerre prend la forme d’une guerrilla urbaine. Quelques hommes de tous ages restent à trainer là.

    Les shebabs sont rassemblés sur plusieurs points dans cette zone.  Pour y circuler à pied, sans être à decouvert, des passages sont ménagés a travers les murs des jardins et des maisons. Les deux partis sont à portée de tirs et se harcelent continuellement, parfois seuls quelques dizaines de mètres dans une ruelle séparent les positions, ce qui rend impossible les bombardements. Même si les immeubles où sont postés les tireurs sont connus, ceux-la se déplacent à l’interieur et les atteindre précisément reste difficile, à l’inverse les immeubles sont par endroits relativement retranchés et leur immobilité les fragilise. Tenir une position suffisament longtemps -par exemple pour couper le ravitaillement des tireurs- est impossible. La seule tactique véritablement efficace contre les snipers jusqu’à présent semble avoir été l’action de quelques shebabs kamikazes forçant le passage jusqu’à un immeuble et explosant les premiers étages à coup de bouteilles de gaz. Les snipers, coupés de leurs forces à terre, ont été forcés de descendre et ont été récupérés par les shebabs.  Au regard de la détermination de la population, la victoire à cet endroit est une affaire de temps, ou simplement de quelques armes plus efficaces.

    Misrata - centre ville 3

    Ici, plus encore qu’ailleurs, il semble y avoir peu d’armes entre les mains des shebabs, ceux que nous avons rejoints avaient quelques Minta sur des pick up, un ou deux RPG et quelques kalachnikovs, des FN,  des 22 long rifles et des cocktails Molotov, couteaux, serpettes, canif. Cela s’explique d’abord par la situation de siège dans laquelle s’est vite trouvée la ville. Ensuite, à Misrata, il n’y a eu ni assault ni pillage de la Katiba qui, ailleurs, ont fournis aux rebelles la quasi totalité de leurs armes et munitions. Ici, une fraction des forces militaires a rejoint le parti de l’insurrection  alors que l’autre conservait le contrôle de la caserne et restait fidèle à Kadhafi. Nous avons vu aujourd’hui des stocks  de munitions recuperés lors d’une avancée des rebelles. Les shebabs qui nous les montraient n’avaient jamais vu une partie de ces munitions et n’ont pas les armes pour les utiliser. Elles semblaient neuves et fraichement conditionnées, en provenance d’Israel et de Russie.

    misrata - centre ville 4

    On nous assure que 99 pour cent de la population à Misrata est contre Kadhafi et que le reste sont des « faibles » qui ont rejoint les forces loyalistes pour l’argent. En tout cas, les mercenaires ont l’air très nombreux, certains seraient récemment venus de Syrte pour renforcer les effectifs kadhafistes. On sait qu’ils viennent aussi du Tchad et du Mali. Il y a pas mal de rumeurs sur ces mercenaires. Beaucoup spéculent sur leurs salaires, par exemple, pour la prise de Tripoli Street, chacun d’entre eux aurait recu 300 000 dinars, avec pour simple consigne de « nettoyer » Misrata. Les petits packages vodka, viagra et capotes trouvés sur certains à l’hôpital seraient une pratique courante. La trentaine de ceux qui ont fait une virée hier dans un quartier adjacent à la route principale – qui relie Misrata à Tripoli et à Benghazi – ne parlait pas arabe. Application de la phrase de Kadhafi au debut du conflit  ‘zenga zenga dar dar’ (‘Rue par rue, pièce par pièce’) : fouille des maisons,  exécution sommaire de sept personnes, sans distinction particulière, vol d’argent et d’objets de valeur, braquage des voitures du quartier pour transporter les corps, pratique courante depuis le debut de la guerre qui rend difficile le décompte des victimes. En plus de ne pas laisser de  traces, les forces loyalistes utilisent parfois les corps, pour mettre en scène à la television nationale de supposés massacres des insurgés ou de l’OTAN.

    Misrata - Mosquée détruite. Miroir installé par les shebabs pour voir à couvert.

    Le quotidien à Misrata

    Tous les gros axes partant du centre-ville sont barrés par des checkpoints improvisés. Par endroits, la progression des véhicules doit  se faire en sinuant entre des monticules de sables dans lesquels sont plantés quelques cocktails Molotovs et les nombreux pneus, matelas et couvertures étendues sur le sol imbibés d’essence et prêts à être allumés.

    De nombreux refugiés vivent dans des camps dans la zone industrielle du port qui a stoppé toute activité depuis le début de cette guerre. Ici, s’entassent dans des tentes fournies par le croissant rouge, étendues sur 2 kilometres, environ 3000 égyptiens et  800 africains. Ils viennent du centre de Misrata et n’ont pas fuit au moment des premières évacuations des étrangers. L’impossibilité de communiquer avec leur pays, le fait qu’ils soient nombreux à être entrés illégalement en Libye et la difficulté de circuler par la mer et la route rend quasi impossible leur retour dans leur pays.

    Misrata - Hopital

    La communication à Misrata est un vrai problème, le réseau internet est très limité et tous les téléphones sont coupés. Il semble y avoir peu d’alternative mis à part risquer sa vie en transmettant un message d’un endroit à un autre. A chaque nouvelle salve de bombardement ou incursion, les minarets relaient de quartier en quartier des  ‘allah akbar’ ,un moyen de se prévenir autant qu’une manière de se donner de la force. La télévision et la radio sont deux autres moyens d’obtenir des informations. En ce qui concerne la télévision, il y a deux points de vue, qui sont devenus des resources essentielles au sein de cette guerre. Le premier est celui de la chaîne nationale où des mises en scenes mensongères se succèdent à chaque JT. Hier encore, une cinquantaine de pro-Kadhafi venus de Tripoli, manifestaient leur joie dans Tripoli Street pour mimer la reprise de la ville. L’image s’arrêtait à chaque fois qu’elle pouvait rendre visible qu’ils étaient seulement aux portes de la ville.

    Les forces loyalistes ont aussi procédé à des enlèvements nocturnes à partir d’une liste noire. Ils ont emmené des hommes à Tripoli, les ont tabassés et, devant les cameras, les ont fait invoquer le retour à l’ordre kadhafiste. Ils travaillent aussi à la fabrique de la figure de l’ennemi, en filmant essentiellement des hommes barbus pour plaquer l’image menacante d’Al Qaida sur les shebabs. A l’inverse, Al-Jazeera et Al-arabiya diffusent des images et informent de l’avancée des rebelles, de leur prise de prisonniers et montrent leur détermination. Elles ont aussi diffusé le temoignage d’une femme de Benghazi, violée par des mercenaires, qui devait falsifier les faits devant les cameras nationales et occidentales. Mais, bousculée et empechée, elle reussit a dire ce qu’elle a réellement vécu. Les journalistes des quotidiens locaux sont toujours sur place mais n’ont plus de presse pour imprimer leur papier. Pour la radio, à Misrata, une première émission diffuse des programmes sur la situation plus générale en Libye. Une autre émission locale informe notamment sur les besoins de la population et les positions des forces loyalistes. Voici un de leur communiqué :

    ‘Avertissement aux mercenaires
    Nous sommes les rebelles du 17 fevrier, combattant pour la révolution pour libérer la Libye et liquider le regime de Kadhafi. Nous appelons les mercenaires, qui ont été payés pour tuer le peuple libyen, à déposer leurs armes ou à s’enfuir pour sauver leurs âmes et arrêter le bain de sang. Et si vous ne le faites pas, vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-mêmes. Le peuple  libyen ne vous oubliera pas et vous mourrez ou serez fait prisonniers’.

    Misrata - Tripoli Street

    La moitié de la ville n’est plus pourvue en eau et en électricité, particulièrement le centre de la ville. L’eau étant puisée directement dans les nappes phréatique, le circuit nécessite l’électricité pour être alimenté. La population se cotise pour acheter des camions d’eau à une usine proche afin de ravitailler les zones coupées. Un chargement d’eau coùte 35 dinars par camion.

    L’hôpital principal de Misrata, Bouchahal, a été la cible de bombardements à deux reprises. Après ces attaques, le système médical de la ville a dû être réorganisé sur plusieurs lieux différents : des dépots de médicaments, deux petits hôpitaux du croissant rouge et une clinique privée et deux dispensaires qui ont été réquisitionnés et transformés dans la mesure du possible en hôpital. Nous avons pu nous rendre à deux de ces endroits. Avant la révolution, le système de santé était déjà précaire et dépendait largement de la Tunisie et de l’Egypte. Par ailleurs, les informations qui suivent sont limitées car les forces loyalistes utilisent toutes les données disponibles pour ajuster leurs attaques. Or, les cibles sont autant des maisons que des lieux qui rendent possible une organisation collective matérielle et spirituelle : les hôpitaux, les écoles, les mosquées etc.

    misrata - prises d'armes à Kadhafi

    De façon générale, il manque de personnel, de places pour les blessés et de moyens (médicaments, materiel médical et des docteurs specialisés notamment dans les fractures du crâne et au visage). En dépit des promesses de la communauté internationale, la population locale s’organise essentiellement sur ses propres moyens. Dans une des cliniques improvisées, douze docteurs et quatre infirmières y travaillent. Ce ne sont pas tous des professionnels, certains sont encore étudiants. L’ensemble du personnel est originaire de Misrata ou ses environs.

    Le personnel médical est occupé quasiment  24heures sur 24. Ils s’occupent autant du soin des blessés, que de la préparation funèbre des morts ou de l’acheminement de la nourriture, des vêtements et des médicaments aux endroits nécessaires. Dans cette clinique, vingt lits sont disponibles. Tous les couloirs et recoins sont utilisés. Le manque de place et l’exposition de ces lieux en cas d’attaque des forces loyalistes incitent le personnel médical à ne garder au sein de la clinique seulement les blesses très graves ou ceux arrivés le jour même. Ce qui multiplie la necessité des trajets du personnel médical avec des voitures de civils.

    Misrata - abri de shebabs

    Depuis le début de la révolution, une des petites cliniques a vu passer 1200 blessés aux dires d’un médecin. Quand ce ne sont pas des blessés par balles, les éclats d’obus produisent des fractures au visage et sur differentes parties du corps, arrachent des membres, crèvent les yeux. Quant aux femmes exposées aux attaques des forces loyalistes, pour celles qui ne meurent pas, elles sont victimes d’eclats d’obus, étant donné qu’elles restent principalement au sein des batiments.

    Misrata - barrage de rue

    Les ambulances de la clinique sont aussi attaquées, même quand elles viennent chercher les corps blessés ou morts. A Tripoli street, les morts sont laissés sur place parce que les ambulances ne peuvent pas y accéder. Les ambulances étant aussi utilisées par les forces de Kadhafi pour circuler dans la ville et tirer sur la population, la clinique n’utilise que les véhicules du Croissant Rouge pour se distinguer des autres et ne pas se confondre avec l’ennemi. La clinique ne peut pas communiquer avec les deux autres centre medicaux mais les trois ambulances dont elles disposent le peuvent entre elles.

    Misrata - A proximité de Tripoli Street: coktails molotov

    En ce qui concerne la nourriture, on nous dit que les oignons sont devenus plus chers que l’or. La rareté des denrées a produit une inflation importante : un demi-dinar en vaut desormais cinq. Pourtant, la règle ne semble pas être le marché noir. Toutes les familles et les immigrés peuvent trouver à se nourrir gratuitement en se rendant à des points de stockage répartis dans la ville qui concentrent les produits de premières nécessités. Ils se nourrissent aussi beaucoup à base de pain qu’ils fabriquent eux-mêmes. A la clinique, la cuisine, très petite, ne permet pas de préparer les repas pour tous. C’est principalement des sandwichs preparés par des familles qui nourrissent les blessés.

    Misrata - mosquee

    Il n’y pas pas d’illusions en ce qui concerne les promesses de la communauté internationale.  La no-fly zone ne signifie pas grand chose pour la population de Misrata. Pourtant, ils affirment que, dans cette guerre asymetrique, l’appui de forces militaires étrangères est une nécessité. Il n’en reste que cette guerre demeure la leur, et que s’ils peuvent nous promettre beaucoup de pétrole, d’emplois haut placés, de beaux appartements, ils ne négocieront pas la fin de la révolution. C’est pourquoi, les seuls discours misérabilistes qu’on entend sont stratégiques. On les entend à chaque fois qu’on s’adresse à nous en tant que relai médiatique avec l’occident.

    Misrata - proche de Tripoli street

    Depuis notre arrivée en Libye, et particulièrement depuis notre arrivée dans Misrata, la peur est très peu visible. A chaque moment où nous circulons dans des endroits plus exposés ou lors de bombardement, ‘allah akbar’ résonne comme un cri de guerre. L’Islam fait communauté. La prière, les chants et la fraternité paraissent plus chargés que d’ordinaire. Les salons des maisons servent aux proches, amis et voisins à se retrouver et se donner des nouvelles de la journée. Les femmes sont peu visibles dans cette guerre. Les seules qui semblent activement y prendre part sont les infirmières.

    Pour les autres, l’orgueil à offrir des vêtements propres, à préparer impécablement les lits et les repas pour ceux qui ont perdu leur maison apparait, au sein de cette guerre, comme un mépris de la misère qu’une telle situation pourrait impliquer. Meme au plus près de la mort, l’honneur est de mise. Quant aux bandes de shebab, qui tiennent des positions à l’endroit de la guerilla urbaine, ils vivent dans des abris amenagés pour l’occasion dans les maisons, dorment, mangent et combattent ensemble tous les jours. Ils sont devenus des frères. Quand nous avons quitté ceux qui ont fait le trajet avec nous, ils nous assuraient vouloir vivre ici ou y mourir.


    Tuning Libyien


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  • 5 leçons sur la télé à papa et les nouveaux médias.

    ENVOYE SPECIAL SUR MOHAMMED NABBOUS : "TOUT CE QUI EST BALANCE SUR LE NET, C'EST DIFFICILE DE VERIFIER".

    Contre-enquête Cela devait être un hommage à un journaliste de l’ère digitale. Envoyé Spécial qui diffuse un reportage sur Mohammed Nabbous. Sauf qu’entre erreurs factuelles et photomontages assumés, on a enterré les principes de base du journalisme. Ouch.

    5-lecons-sur-la-tele-a-papa-et-les-nouveaux-medias

    Nabbous, une incroyable expérience de l'ère journalistique digitale. fallait-il en rajouter ?

    L’histoire de Mohamed Nabbous , journaliste libyen qui a travaillé sur le web pendant le premier mois de la révolution libyenne depuis Benghazi, force le respect. Pendant 4 semaines, il utilise ses compétences en ingénierie télécom pour créer Al Hurra TV la première web TV libyenne qui diffuse en direct 24h/24 via satellite alors que le web est bloqué.

    Il anime une équipe de caméramen et de modérateurs qui recoupent les infos qui parviennent du terrain. Il se branche sur des caméras installées dans Benghazi qui diffusent en direct les images de la révolution. Mo’ meurt le 19 mars, touché à la tête par un tir de sniper. Cette incroyable expérience journalistique de l’ère digitale est très bien rapportée ici et ici .


    On aurait préféré tirer notre coup de chapeau à Envoyé Spécial pour son reportage . Hélas notre fact-checking du sujet relève 6 grosses erreurs et approximations. C’est la mode en ce moment pour les petits jeunes du web de balancer aux vieux routards de la presse ou de l’édition leurs boulettes. On en a tiré 5 leçons. Mais on vous jure qu’on ne fait pas ça de gaieté de coeur.


    1 La télé à papa pille le web sans citer ses sources (l’inverse est lourdement condamné par la loi)

    Les 10 premières minutes du sujet d’Envoyé Spécial reprennent des dizaines de vidéos et d’images tapées sur Youtube et Google Images. Aucune des photos n’est créditée ou sourcée. 25 secondes d’un entretien audio avec Mohamed Nabbous réalisé par le site américain Democracy Now sont diffusées sans mention de la source.

    Mais les télés elles s’offusquent quand leurs contenus sont copiés : TF1 réclame en ce moment 221 millions d’euros de dommages et intérêts pour contrefaçon à Youtube et Dailymotion qui diffusent des extraits vidéos de la chaîne.


    Rappelons simplement aux mastodontes de l’info que les contenus sont aussi largement encadrés sur le web . Mais que – ô merveille – la reprise est souvent autorisée sous certaines conditions . Et qu’ un large courant du journalisme en ligne (les geeks d’ Al Jazeera en font partie) développe l’idée d’une reprise des sujets des confères à partir du moment où la source est citée.

    2 Le journaliste TV peut dire n’importe quoi tant qu’il pose bien sa voix

    La voix de commentaire du journaliste qui marque un temps d’arrêt puis descend pour conclure est devenue un cliché du documentaire télé. Une marque de fabrique « grand reporter » qui vient rattraper une recherche d’infos trop juste. Quelques une parmi les informations fausses de la voix off:


    Nabbous a été interviewé via sa webcam le 20 février sur CNN qui rediffuse ici les images au lendemain de sa mort.


    Erreur 1 : A 9’40’’ «Tous les jours, il est en duplex avec CNN»

    Faux : Nabbous n’a réalisé qu’un seul duplex avec CNN. Et c’était dans la nuit du 19 au 20 février.

    Contacté par StreetPress, Gilles Jacquier (la voix off, c’est lui !) qui cosigne le reportage avec Lucas Menget et Edouard Perrin répond :

    « Il [Nabbous] en a fait plusieurs [des duplex]. Allez vous renseigner chez CNN, vous verrez ».

    Renseignement pris par téléphone auprès du journaliste de CNN présent sur le livestream d’Al Hurra TV pendant le duplex sur la chaîne d’information américaine : « Il m’est impossible de vous confirmer si Nabbous a fait un ou plusieurs duplex car personne n’est présent ici tout le temps. Pour vous le certifier, il faudrait que quelqu’un cherche et compte ». Les dizaines de modérateurs du chat de la web TV qui archivent tout ce qui se dit sur Nabbous que ce soit en vidéo, son ou photo et dans toutes les langues n’ont compté qu’un seul duplex.

    Gregory Leclair, qui a joué le rôle de modérateur puis « d’attaché de presse bénévole » de Nabbous nous confirme : « S’il y avait eu d’autres duplex, les links auraient tournés sur le chat, et je n’en ai pas vu ».

    Erreur 2 : A 9’50’’ « Le dernier [duplex avec CNN] date de la veille de sa mort »

    Faux : Dans cette séquence du reportage, on voit une vidéo Nabbous sur CNN… La même séquence qu’à l’erreur 1 mais rediffusée par CNN au lendemain de sa mort ! Dans la vidéo complète, quelques secondes auparavant, Don Lemon de CNN lance le sujet en disant « dans les premiers jours de l’insurrection libyenne, j’avais parlé avec le jeune homme».

    Explication de Gilles Jacquier d’Envoyé Spécial :

    « C’est une petite erreur effectivement. En fait c’était un “blow” repris par CNN, suite à un hommage qui lui est rendu. (…) Sur le fond ça ne change pas grand chose, [car ce qu’il dit] il l’a répété plusieurs fois que ce soit sur son site ou pour d’autres médias (…) Donc ça ne change rien au fond de l’histoire».

    Erreur 3 : A 0’20’’ « Le 17 février son appel résonne sur Internet »

    « Le 17 février son appel résonne sur Internet » affirme le journaliste avant qu’on ne voit Nabbous déclarer : « We want our freedom ». L’appel diffusé date en fait du dimanche 20 février, vers 2 heures du matin. StreetPress était présent sur le livestream et a filmé ce passage . Ca aurait arrangé Envoyé Spécial que son « rebelle », comme il est présenté dans le sujet, lance son appel le 17 février, le jour symbolique du début de la révolte libyenne. Mais pas de bol, il crée sa web TV 2 jours plus tard, le 19 février et lance son appel en direct le 20.

    Erreur 4 : A 5’20’’ « CNN va même l’élever au rang de héros»

    La voix off du reportage : « Des milliers d’hommages, jusqu’aux plus grandes chaînes de télévision. CNN va même l’élever au rang de héros ». Une vidéo où l’on lit « Nominate him for CNN Heroes » est diffusée en même temps.

    Nabbous mériterait 1.000 fois d’être déclaré « CNN Heroe 2011 » et ça sera peut-être le cas. C’est ce que demande un internaute dans la vidéo « Nominate him for CNN Heroes », où les nominations reposent sur le plébiscite du public sur le site de CNN. Mais aujourd’hui c’est faux.


    « CNN Heroes, ce sont les gens qui doivent proposer des personnes », nous confirme-t-on à CNN : « Ca n’est pas lié au nombre de votes mais plus une personne est proposée, plus elle a de chance d’être nominée ». Pour l’instant, Nabbous n’apparaît nulle part sur CNN Heroes. Mais si vous voulez le proposer, c’est par ici .

    3 « La télé, c’est du montage » quitte là encore à montrer n’importe quoi

    Coco ça serait tellement mieux pour l’histoire qu’on laisse entendre que le personnage tombe sous les balles pendant son direct ! Et sinon on se fait un petit montage photoshop pour que la Web TV soit plus vraie que vraie ?

    Erreur 5 : A 2’15’’ « Ultime témoignage : Mohamed tombe sous les balles » ou le fantasme de la mort en direct à la télé

    « Voici la bande sonore de son dernier reportage » annonce la voix off à 1’55’’. On entend la voix de Nabbous sur fond d’échanges de tirs « Je suis au milieu d’une fusillade, dit Nabbous, il y a énormément de tirs… où est le tireur ? Il doit être là-haut [bruits de tirs] ». « Ultime témoignage : Mohamed tombe sous les balles », conclut la voix off.

    Nabbous tombe-t-il sous les balles qu’on entend ? Non, Nabbous sera tué dans un autre secteur de Benghazi plus tard dans la journée . Pourtant c’est clairement ce que laisse entendre le montage. Même si le journaliste qui l’a réalisé s’en défend :

    « Oui c’est son dernier reportage on n’est pas d’accord ? Et je ne dis pas qu’il meurt dans la seconde qui suit. Je n’ai jamais dis ça »

    Erreur 6 : Un montage photoshop pour montrer la Web TV de Nabbous


    La web TV de Nabbous n’a jamais existé telle qu’elle est présentée dans Envoyé Spécial. Normal, c’est un photomontage.


    La page de la Web TV de Nabbous qu’on aperçoit dans le reportage n’a jamais existé telle qu’elle est présentée : Les logos et photos au dessus de la vidéo ne correspondent pas, le chat vidéo a disparu. Comme l’explique Gilles Jacquier :

    « On a incrusté [une image du site] en fond d’écran » derrière la vidéo de Nabbous. « C’est un sujet internet. On l’a mis pour que les gens sachent à quoi ressemblait cette web télé ».

    Louable intention. Est-ce qu’il ne faut tout de même pas signaler aux téléspectateurs qu’il s’agit d’une reconstitution, d’un photomontage ? « Vous savez, la télévision c’est du montage », nous lâche Jacquier, lauréat du prix Albert Londres en 2003. Reçu 5 sur 5 Monsieur l’Envoyé très Spécial.
     
    4 Les médias traditionnels français sont à la ramasse sur les réseaux sociaux

    « Tout ce qui est balancé sur le net, c’est difficile de vérifier » lâche à StreetPress Gilles Jacquier, qui revient sur son sujet : « Il y a une histoire à faire (…), avec des images internet pour [l’essentiel], qui sont aussi difficilement vérifiables, d’où la difficulté de faire ce portrait là ».

    La médias traditionnels français sont largement à la ramasse sur les réseaux sociaux et ne savent pas comment les utiliser. Mais gageons que ça viendra. Le New York Times comme ABC ont leurs « social media reporters », chargés de couvrir les médias sociaux.

    Et les médias sociaux ont été un matériau de première main pour les gros networks anglo-saxons, rappelle Vadim Lavrusik qui enseigne à la Columbia University Graduate School of Journalism.
    Lavrusik cite Riyaad Minty , le social media editor d’Al Jazeera English qui explique que Facebook a permis aux reporters de la chaîne de « prendre le pouls du terrain » pendant les révoltes en Afrique du Nord. Al Jazeera a pu savoir quelles manifestations étaient prévues et prendre des contacts directs avec des sources: « Ca nous a permis de comprendre comment les citoyens de certains pays pensaient et ce qu’ils avaient en tête ».


    5 Avec son format rouleau compresseur, le «journalisme d’assertion» tue l’info

    Quand les journalistes d’Envoyé Spécial ont décidé de « raconter l’histoire singulière d’un révolutionnaire à part », Nabbous était déjà mort. On a pris l’habitude de la cavalerie qui arrive en retard. Les grosses machines d’info à la française n’ont pas l’agilité des pure players d’info sur web ou des networks anglo-saxons. Dont acte.

    En arrivant après la bagarre, il faudra donc faire appel à des documents réalisés par d’autres : Pourquoi ne pas les citer ? Il faudra réaliser des reconstitutions : Pourquoi ne pas les signaler ? Le format télé impose de raconter une histoire : Fallait-il en rajouter ?

    Vérification vs. Assertion « N’ajoutez rien à ce qui n’est pas là » et « soyez le plus transparent possible quant à vos méthodes » sont 2 des 5 règles de base d’un « journalisme de vérification » , rappellent les journalistes Bill Kovach et Tom Rosenstiel dans The Elements Of Journalism . L’écueil, pour Kovach et Rosentiel, c’est un « journalisme d’assertion » qui se dispense de ces règles mais vient asséner, marteler, sans vérifier ni recouper et qui ne se remet jamais en question.

    Dans la télé à papa le « journalisme d’assertion » raconte de belles histoires mais a tué l’info. Dites ça à Françoise Joly et Ghislaine Chenu et elles vous tuent.

    Source ici

    Source : Jacques Torrance et Johan Weisz StreetPress

    Photos : Impression écran Libya Al Hurra / Design: Jérémie Dres

    Cc Publié le 01.04.11


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